Dès le début de cet ouvrage, Beckles reprend la distinction établie en 1965 par Elsa Goveia entre les sociétés avec des esclaves (society with slaves) et les sociétés esclavagistes (slave society). Les premières peuvent avoir une économie fondée en grande partie sur la main d’œuvre servile, les esclavagisés peuvent même y être démographiquement majoritaires, ce fait ne domine pourtant pas toutes la société. L’esclavage a longtemps été important en Europe ou dans d’autres régions du monde sans pour autant que l’on parle alors de sociétés esclavagistes. Les sociétés esclavagistes sont au contraire totalement dominées par cette situation, leur économie, leurs institutions, leur idéologie, leur perpétuation même comme société dépend totalement de la mise en esclavage d’une partie majoritaire de sa population. Dans son étude en quatre parties et dix-huit chapitres, c’est une exploration de cette société esclavagiste qui a existé à Barbade de 1636 à 1876 que Beckles effectue.
Créer la société noire esclavagiste
La première partie montre en six chapitres la constitution progressive de cette société esclavagiste qui commence en 1636 avec l’arrivée des premiers africains esclavagisés vendus par des marchands portugais qui avaient commencé à São Tomé la mise en place d’une société insulaire basée sur la culture de la canne et le travail servile qui allait les inspirer pour la colonisation du Brésil. Ce modèle esclavagiste va aussi inspirer les Anglais, qui vont peu à peu mettre en place une structure légale de l’esclavage, ce mouvement connaît son étape finale en 1661 avec l’instauration d’un code servile complet. Beckles souligne d’ailleurs la spécificité du modèle barbadien par rapport à d’autres sociétés esclavagistes, y compris formées par les Anglais, ainsi le Rhode Island veut séparer strictement la main d’œuvre blanche et la main d’œuvre noire, mais reconnaît les deux comme faisant partie d’une même main d’œuvre destinée au travail dans les plantations et veut éviter la situation d’une main d’œuvre purement d’origine africaine, au contraire Antigua veut absolument que la main d’œuvre ne soit que servile et africaine et notamment rejette tout idée de relation sexuelle entre blanc et noirs. Au contraire l’approche des colons barbadiens est de mettre au-dessus de tout la propriété sur leurs travailleurs et surtout travailleuses esclavagisés.
Mais la colonisation de la Barbade commence d’abord avec des engagés, d’origine européenne, principalement anglaise, mais aussi écossaise ou irlandaise. Beckles montrent bien comment ce statut d’engagé, s’il se différenciait légalement du statut d’esclave, notamment par le fait qu’un enfant d’engagé ne devenait engagés à son tour, était dans les faits très proche de la situation des esclaves, donnant lieu lui aussi à un véritable trafic partant du Royaume-Uni. Il montre aussi d’ailleurs que la couleur de la peau ne protégeait pas du préjugé raciste, les Irlandais étaient considérés comme similaires aux Africains, et les colons ne cessèrent de demander qu’on leur envoie des engagés écossais ou anglais plutôt que les Irlandais.
Mais l’accélération de la venue de travailleurs africains esclavagisé transforme rapidement, une trentaine d’année, Barbade en l’un des lieux les plus riches du monde. L’expansion de l’industrie sucrière basée sur le travail servile des noirs va connaître un tel succès que les barbadiens vont la diffuser dans tout l’empire colonial britannique, tout d’abord à la Jamaïque prise aux Espagnols à partir de 1655 et qui devient la deuxième exportatrice de sucre au niveau mondial après la colonie française de Saint-Domingue. Mais c’est surtout dans la prise de contrôle de la Caroline du Sud que les barbadiens vont investir, proposant un véritable projet de colonisation portée par une compagnie fondée par plusieurs colons et envoyant une véritable expédition pour développer la Province de Caroline à partir du modèle mit en place à Barbade.
Une société bien constituée
Après ce premier exposé historique illustrant les débuts du modèle esclavagiste barbadien, Beckles étudie divers secteurs de cette société bien constituée dans les cinq chapitres de la deuxième partie. Il s’intéresse particulièrement aux secteurs a priori les plus inattendus de cette société esclavagiste : les femmes propriétaires d’esclaves, les blancs pauvres, les noirs riches et propriétaires d’esclaves, l’alliance des libres de couleur et des blancs contre les noirs et enfin les noirs vivant en ville.
Beckles montre ainsi que si les femmes blanches étaient dans une position dominée dans la société barbadienne, qui est aussi une société patriarcale, elle ont participé, presque à l’égal des autres colons européens au développement du système esclavagiste. Des filles ou des veuves se sont ainsi retrouvé à la tête d’habitations extrêmement importantes, pouvant compter plusieurs centaines de travailleurs esclavagisés. De plus, les femmes issues des plus grandes et donc plus riches familles de Barbade devinrent un lien essentiel entre les colons et les élites anglaises, qui par le mariage liaient leurs intérêts à ceux ces colons. Au delà de ces grandes propriétaires, de nombreuses femmes possédaient aussi des esclavagisés domestiques, certaines les louait même pour se procurer ainsi un revenu. Enfin, Beckles évoque les cas de femmes blanches et pauvres qui vont trouver dans des relations avec des hommes noirs, certains esclavagisés, trouver un support moral et développer des relations familiales. Le tabou des relations intimes entre hommes noirs et femmes blanches ne semble donc plus aussi puissant si elles concernent des personnes situées en bas de l’échelle sociale.
De la même façon, les blancs pauvres sont une réalité beaucoup plus importante à Barbade que dans d’autres colonies anglaises de la Caraïbe. Ces descendants des premiers engagés, souvent d’ascendance irlandaise, sont d’ailleurs un véritable problème pour les élites coloniales, en effet leur existence même, parfois plus misérable encore que celles de certains noirs esclavagisés, et la preuve par excellence de l’inexistence naturelle de la supériorité blanche. Beaucoup de commentateurs et de voyageurs se plaisent à souligner, en contraste avec l’ardeur au travail des affranchis noirs ou des libres de couleurs, que ces blancs se sont paresseux, alcooliques, bizarres, dégénérés. D’autant que la proximité sociale avec certains afro-descendants les a amener à adopter certaines de leurs coutumes, comme le port de charge sur la tête, et souvent d’ascendance irlandaise, ils ont gardé l’affiliation catholique de leurs ancêtres dans une île majoritairement protestante. La montée en puissance économique des noirs et des mulâtres va peu à peu les écarter des champs économiques les plus profitables pour les isoler dans des professions spécifiques, notamment la pêche, et les cantonner dans certaines paroisses de l’île, St Andrew, St Lucy St John et St Philipp principalement.
À l’opposé de ces blancs pauvres, mais tout aussi dangereux pour l’ordre social esclavagiste, se trouve les noirs et mulâtres libres, voire eux aussi propriétaires d’esclavagisés. S’ils ne sont que 214 en 1773, dont 78 noirs (soit 0,2 % de la population totale), ils deviennent 4340, dont 2027 noirs, en 1829 (soit 4,2 % de la population). Cependant, alors qu’ils n’ont eu que tardivement, en 1817, la possibilité de témoigner contre un blanc lors des procès, il n’y eut jamais à Barbade de limitation légale à la richesse qu’un libre de couleur pouvait acquérir. Quelques-uns devinrent donc de riches propriétaires de travailleurs esclavagisés, mais les colons blancs, tout en essayant de les garder en situation permanente de domination cherchaient à en faire des alliés contre la cause anti-esclavagiste. L’acceptation par les noirs de la société esclavagiste étant un facteur de maintien de cette dernière.
L’alliance entre propriétaires blancs et libres de couleurs, facteur clé du maintien de la société était pourtant contesté par ces derniers qui cherchaient à obtenir la pleine égalité des droits, notamment devant les tribunaux, avec les blancs. Les grandes familles mulâtres ne cessèrent de réclamer cette égalité auprès du Parlement de Westminster, mais il leur faut attendre, 1817, c’est-à-dire après la révolte de Bussa, pour que la possibilité d’acter en justice contre un blanc devant les tribunaux leur soit accordée et 1831 pour la pleine égalité des droits, notamment la possibilité d’élire des membres de l’Assemblée législative de Barbade et de participer aux jurys populaires.
Le dernier secteur de la population dont la présence croissante remettait en cause l’ordre esclavagiste barbadien étaient les noirs, libres ou esclavagisés, qui avaient quitté le domaine de l’habitation pour vivre en ville, soit comme artisans libres, domestiques ou esclaves à talents loués par leur maître. De plus, ils pouvaient être rejoints régulièrement par des afro-descendants venant de la campagne pour vendre au marché quelques produits de la récolte de leur jardin ou de leur travail. Malgré plusieurs lois de prohibition, la présence des afro-descendants dans l’économie urbaine n’a jamais cessée. Le colportage notamment qui permettait aux blancs comme aux noirs de pouvoir accéder à certaines marchandises était devenu un secteur économique florissant, tenu par des afro-descendants libres ou esclavagisés, malgré l’opposition des marchands de Bridgetown.
La fin de l’illusion
Dans les trois chapitres de cette troisième partie, Beckles analyse les trois facteurs ayant contribué à défaire l’illusion sur la supériorité du modèle barbadien.
Tout d’abord, dès la fin du XVIIIe siècle, les colons et les propriétaires préfèrent utiliser la croissance naturelle de la population esclavagisée plutôt que de recourir à la traite. Il s’agit de diminuer les investissements plus durables. Ils développent alors toute une littérature sur la nécessité de bien traiter les travailleuses esclavagisées enceintes, et même d’encourager la maternité de ces travailleuses en les récompensant. Cependant, cette politique doit affronter la croyance très répandue parmi les esclavagistes que les femmes mises en servitude restreignaient volontairement leur fécondité. Beckles souligne bien qu’aucun élément ne permet d’affirmer cela. Cette politique finit d’ailleurs par porter ses fruits et en 1800, la plupart des habitations ont réussi à stabiliser leur main-d’œuvre esclavagisée en utilisant la croissance naturelle. Ce qui explique d’ailleurs que les Barbadiens ne furent pas les plus grands opposants à l’interdiction de la traite négrière atlantique, contrairement aux colons de la Jamaïque par exemple, qui dépendaient davantage de l’arrivée de nouveaux travailleurs mis en servitude en Afrique.
Pour maintenir le système, après la répression extrêmement dure au XVIIe, les propriétaires esclavagistes comprennent que le maintien du système repose aussi sur la possibilité des travailleurs esclavagisés d’obtenir des compensations de leurs bons comportements et éviter ainsi des révoltes massives. Ce système efficace, puisqu’on ne compte aucune révolte massive à Barbade entre 1702 et 1816. La possibilité est donc donnée aux esclavagisés de porter des vêtements élégants lors de leurs moments de repos, de se rassembler et de danser ensemble, mais aussi d’accumuler un petit pécule par le fruit de leur travail propre. Ils ont aussi la possibilité de célébrer leurs propres rites funéraires. Mais cette tolérance s’accompagne aussi d’une immense férocité en cas d’incartade, notamment le refus de laisser les esclavagisés enterrer les corps de leurs camarades suppliciés.
Cette politique de concessions limitées de la part des esclavagistes n’empêche pas les travailleurs esclavagisés de se révolter en 1816 lors de la guerre du Général Bussa qui est l’une des trois plus grandes révoltes anti-esclavagiste dans les colonies britanniques de la Caraïbe au XIXe siècle. Commencée le dimanche de Pâques, les mouvements militaires sont achevés en moins d’une semaine, avec la mobilisation par les colons des milices et du First West India Regiment, composé en grande partie de soldats noirs esclavagisés, mais il faut attendre septembre 1816 pour que les colons considèrent l’insurrection définitivement vaincue. Selon un rapport du gouverneur, deux cent quatorze des révoltés sont exécutés et cent vint-trois sont déportés, mais plusieurs auteurs rapportent des chiffres beaucoup plus élevés. Le leader de cette rébellion, un africain déporté nommé Bussa ou Bussoe avait réussi à tisser un vaste réseau dans toute la colonie. Après le succès de la répression, les colons mirent en avant le bon traitement dont bénéficiaient les travailleurs esclavagisés, et surtout les discours des abolitionnistes comme les principales causes de la révolte.
Mettre fin à la barbarie
En effet, à la fin du XVIIIe, William Wilberforce est devenu député et l’une des voix les plus fortes du mouvement abolitionniste, porté par une foi ardente. Devenu membre de la Chambre des Communes, il mena de nombreuses campagnes pour dénoncer l’esclavage, en faisant le dénonçant comme une barbarie. Il doit affronter le lobby des planteurs jamaïcains, mais surtout barbadiens, liés souvent par mariage à la haute aristocratie britannique. Dans son combat, il est aidé par des missionnaires méthodistes qui s’installent à Barbade pour évangéliser les travailleurs esclavagisés. Face à cette campagne, les planteurs barbadiens mettent en avant la façon particulièrement « douce » dont ils traitent leurs esclavagisés.
Mais les planteurs ne restent uniquement dans le domaine du discours pour la métropole, quand les missionnaires méthodistes arrivent à partir de 1823, ils font tout pour les écarter des noirs, allant même jusqu’à détruire une église où les prédications allaient jusqu’à prêcher l’égalité entre noirs et blancs. Une autre affaire, neuf ans plus tard enflamme aussi la colonie, quand une femme blanche de la paroisse de St Philipp accuse un homme noir de l’avoir violée. Cependant, alors que la castration était la peine automatique dans un tel cas, mais le président du tribunal veut mener une enquête et demande à la Couronne de juger le cas. Cette volonté d’étudier sérieusement le cas, car de nombreux indices laissaient à penser que l’accusatrice et son bourreau avait une relation intime depuis longtemps, fut considérée par les planteurs comme une attaque contre la suprématie blanche, et le président, pourtant lui-même un membre éminent de la plantocratie barbadienne fut lynché lors d’une réunion publique. Ces deux événements les partisans de l’abolition avec les classes mulâtres et libres de couleur de Barbade.
Les deux derniers chapitres sont consacrés à la période qui précède de peu l’abolition et à ses suites, alors que les planteurs comprenant bien qu’elle est devenue inéluctable font tout pour limiter les pertes financières. De plus après l’abolition, tout fut fait pour limiter autant que pouvait se faire la liberté d’action des nouveaux libres. Cette situation d’oppression maintenue aboutit en 1876 à la Guerre du général Green, une révolte des nouveaux affranchis qui pousse le gouvernement colonial à des réformes améliorant le sort des habitants de l’île.
Au final, cette étude d’Hilary McD. Beckles permet au profane de suivre la mise en place d’une société servile presque pure qui servit de modèle pour beaucoup des colonies esclavagistes britannique en Amérique. Il montre aussi des nombreuses failles qui traversaient cette société et l’ont aussi logiquement mené à sa perte.
Au-delà de la seule histoire de Barbade, il s’agit vraiment d’un livre important pour tous ceux qui veulent comprendre les sociétés esclavagistes en Amérique. Une traduction en français servirait certainement à éclairer des débats qui parcourent les sociétés antillaises et française.
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