Jérémie Kroubo Dagnini. Vibrations jamaïcaines : L’histoire des musiques populaires jamaïcaines au XXe siècle. Camion Blanc, [Rosières-en-Haye] : 2011

Si le reggae est certainement la musique caribéenne la plus connue et la plus internationale, seulement dépassée en ce domaine par la salsa, elle s’ancre aussi et surtout dans une histoire et une société, celle de la Jamaïque. En rédigeant le premier ouvrage en français consacré à l’histoire des musiques populaires jamaïcaines, Jérémie Kroubo Dagnini fait réellement œuvre de pionner et permet enfin à un public francophone, surtout qu’il élargit la focale d’une histoire qui pendant trop longtemps s’était cantonnée au seul reggae.

En quatre parties, l’auteur part des débuts de la musique populaire jamaïcaine (I), situés pour ce que l’on peut en remonter à la période de l’abolition de l’esclavage (1838 pour l’abolition effective) à l’influence du reggae dans le monde (IV) en passant par une histoire relativement détaillée du reggae (II) et de ses héritiers électroniques, dub et dancehall (III).

Après un premier chapitre brossant un très rapide tableau de l’histoire de la Jamaïque, l’auteur consacre un chapitre à l’histoire du mento, musique au départ rurale issue de la fusion entre un héritage africain prédominant, mais où se mêle tout les héritages de la Jamaïque, amérindiens, européens, indiens ou syro-libanais. L’intérêt de cette partie réside dans l’histoire peu connue de cette musique et l’auteur montre bien comment dans un premier temps les migrations vers les villes des populations rurales, puis le développement touristique de l’île ont influé sur ce genre musical, notamment en le poussant à se rapprocher du calypso trinidadien, référence de musique caribéenne la plus connue pour les touristes états-uniens. On peut cependant regretter que certains parallélismes fait entre les deux musiques ne paraissent pas très étayés, car au contraire du mento, le calypso s’ancre beaucoup plus dans un cadre urbain, lié au carnaval et l’on est surpris de ne voir aucune référence à l’histoire du calypso dans la bibliographie (les articles suivants donnent quelques références à la fin : rum-coca-cola-et-modernite-1-un-succes-vole; rum-coca-cola-et-modernite-2-une-musique-qui-vient-de-loin; rum-coca-cola-et-modernite-3-when-the-yankees-come-to-trinidad).

Le deuxième chapitre est consacré au ska, une musique inspirée par le rythm and blues états-unien qui arrive en Jamaïque dans les années 50 avec la multiplication des sound systems. C’est un des intérêts de cette étude de s’intéresser aussi aux conditions matérielles de diffusion de la musique en Jamaïque, à une époque où les matériels d’écoute n’étaient pas aussi répandus que de nos jours. L’urbanisation de la société jamaïcaine, notamment les ghettos et quartiers populaires de Kingston qui connaissent alors une croissance affolante vont devenir le lieu de naissance des courants et artistes les plus créatifs de la Jamaïque. Arrivée au moment de l’indépendance du pays, cette musique rythmée et dansante est aussi porteuse des espoirs d’une population qui voient disparaître le colon britannique. C’est avec ce courant que l’industrie musicale jamaïcaine commence réellement à se structurer, avec l’apparition de studios, comme le Studio One de Coxsone Dodd.

Après la vague ska du début des années 60, c’est le rocksteady qui domine la scène musicale jamaïcaine, dérivé du ska dont il ralentit le rythme, cette musique s’inspire beaucoup de la soul des labels Stax et Motown des États-Unis. Cette musique plus suave que le ska s’inspire aussi du mouvement des Droits civiques alors que la situation sociale jamaïcaine devient plus difficile après les espoirs suscités par l’indépendance. C’est cette musique, combinée avec l’influence grandissante du mouvement rasta dans les quartiers populaires de Kingston, qui donna directement naissance au reggae.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au reggae, et commence par un premier chapitre sur l’histoire du mouvement rastafari. L’exposé est clair et prend l’histoire de l’Éthiopianisme dès la fin du 18e siècle en Jamaïque avec les prédicateurs George Lisle et Moses Baker anciens esclavagisés affranchis devenus prédicateurs baptistes. Puis vient le temps de Marcus Garvey et enfin celui de Leonard Percival Howell et du Tabernacle, lieu de naissance du mouvement rastafari. Cet exposé historique est suive d’une explication du symbolisme et de la doctrine rastafari, puis d’une succincte présentation des trois branches principales du mouvement.

Le deuxième chapitre est consacré à l’histoire de Bob Marley et des Wailers, père fondateur du reggae et icône rasta. La vie de Marley est suivi de façon linéaire, mais en s’intéressant aussi aux rencontres qu’il a pu faire et aux situations qu’il a connues et qui expliquent son parcours. Le chapitre suivant évoque d’autres grandes figures du reggae. Ces deux chapitres sont sans doute les plus intéressants, car l’auteur s’y appuie beaucoup sur des entretiens qui lui ont été accordés par les artistes eux-mêmes ou par leurs proches.

La troisième partie aborde les deux genres musicaux les plus directement issus du reggae, le dub et le dancehall. Le premier vient d’une évolution due au développement des moyens électroniques d’enregistrements et de la possibilité de posé un texte sur une boucle musicale, ce genre évaluant jusqu’au dub poetry, un genre relativement élitiste prisé des universitaires. Au contraire le dancehall, lui aussi s’appuyant sur la possibilité des musiques électroniques est devenu depuis plus de 30 ans le genre musical le plus populaire en Jamaïque. L’auteur fait le lien entre ce succès et la fin de l’expérience socialisante et anti-impérialiste de Michael Manley au profit du gouvernement beaucoup plus pro-business et pro-États-Unis d’Edward Seaga, ce dernier avait d’ailleurs commencé sa carrière comme producteur de musique, ayant bien compris qu’une musique exaltant l’argent et l’hédonisme entrait en phase avec ce projet.

La quatrième et dernière partie aborde l’influence de la musique jamaïcaine dans le monde, mais en se focalisant essentiellement sur le reggae et sur deux pays faisant l’objet du premier chapitre, le Royaume-Uni et la France. Le chapitre sur les États-Unis est assez rapide, au contraire de celui sur l’Afrique qui détaille particulièrement les scènes reggae ivoirienne et sud-africaine. Le reste du monde est rapidement abordé dans un quatrième chapitre, y compris la Caraïbe anglophone qui aurait pu être plus détaillée. On peut d’ailleurs noter une imprécision dans la formulation où la population anglophone de l’île de Providence (Colombie) serait des descendants d’immigrants jamaïcains, alors qu’il s’agit principalement de descendants d’esclavagisés déportés par des colons anglais quand cette île était une possession anglaise.

Au final cette étude de Jéremy Kroubo Dagnini est la première synthèse sur l’histoire des musiques populaires jamaïcaines publiée en français qui dépasse le seul reggae et inscrit ainsi ce genre majeur dans une période plus large. Les sources utilisées semblent être principalement la bibliographie déjà parue en anglais, la presse de l’époque et des entretiens réalisés par l’auteur. Dans l’édition qui nous est proposé, outre un problème de mise en page qui fait que les notes de bas de page sont littéralement collées au texte, on a l’impression que toute la bibliographie mobilisée n’est pas citée et c’est bien dommage, car si l’auteur prétend faire le lien entre situations sociales et genres musicaux, on a parfois l’impression de liaison un peu rapide et pas forcément bien étayées entre les deux. Mais ce livre reste une somme indispensable pour qui veux connaître l’histoire du reggae, de ses ancêtres et de ses descendants.

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