Le livre commence au temps du gouverneur Thomas Hislop, dans la Trinidad coloniale au début du 19e siècle, quand Guinea John, frère d’un insurgé africain s’envole vers sa terre natale à partir de Manzallina à l’est de l’ile en plaçant deux épis de maïs sous ses aisselles. Cette histoire que raconte l’oncle Bango à celui qui sera le premier et le dernier narrateur de livre donne un ton de réalisme magique, qui ne dure pas, au roman d’Earl Lovelace, mais ce n’est que quelques pages plus loin qu’apparait le principal protagoniste de l’intrigue, Alford George, un enfant qui met plusieurs années à parler avant de devenir un étudiant, un enseignant, député puis un ministre de Trinidad indépendante.
Le livre aborde l’histoire d’Alford George de plusieurs points de vue, le sien qui domine dans plusieurs chapitres, mais aussi celui de sa mère, de sa compagne au temps de sa réussite politique ou de celui qui fut son conseiller politique et électoral pour conquérir la circonscription de Cascadu, la petite ville imaginaire à l’est de Port d’Espagne.
On le suit ainsi de ses premières années où il refuse de parler à son ascension scolaire puis politique, ses rêves d’ailleurs vers ce qui est encore une métropole fantasmée, mais aussi sa difficulté à faire sienne une ile que rien dans son éducation ne lui a appris à connaitre. Cette difficulté à s’approprier une ile à laquelle ils n’ont pas l’impression d’appartenir, car venant d’ailleurs est une caractéristique de plusieurs personnages.
Par un habile jeu de rêveries ou de retour en arrière des divers locuteurs de son roman, Earl Lovelace aborde aussi plusieurs périodes de l’histoire de l’île, des années postérieures à l’abolition de l’esclavage jusqu’à la fin des années 80, quand le pouvoir du Premier Ministre vacille.
Les divers narrateurs, tous liés entre eux par un rapport à Cascadu et Alford George, appartiennent à tous les groupes ethno-sociaux de Trinidad, les afro-descendants, les Indiens, mais aussi les Blancs créoles. À plusieurs reprises, la vie d’Alford George va rencontrer des personnages célèbres de l’histoire trinidadienne, notamment celui qui n’est jamais nommé que le Premier Ministre, derrière lequel on reconnait Eric Williams. Lovelace trace d’ailleurs un portrait ambigu du père de la nation trinidadienne, obsédé par la volonté que son peuple prenne son destin en mains, mais aussi vieux roublard politicien prêt à utiliser toute la palette de la démagogie et de la division ethno-sociale de son ile pour conserver le pouvoir.
Earl Lovelace montre aussi très bien comment le refus de voir l’injustice avec laquelle s’est faite l’abolition de l’esclavage continue plus d’un siècle après à travailler la société trinidadienne. Chacun doit faire avec ce passé qui ne passe pas vraiment, aussi bien les descendants d’esclavagisés qui subirent la déportation et n’eurent jamais la réparation a laquelle ils ont droit. Les Indiens, arrivés avec un contrat, mais eux aussi exploités et utilisés contre les afro-descendants pour diviser le peuple.
De plus le livre, comme aussi The Dragon Can’t Dance (1979) du même Lovelace montre aussi l’importance du carnaval à Trinidad comme lieu et moment de la diversité du peuple, mais aussi de monstration et de résolution des tensions qui le traverse. Plusieurs épisodes de préparations de défilés du carnaval par l’oncle Bango ou Alford George sont assez parlants à ce propos.
C’est aussi le portrait d’une petite ville de la campagne trinidadienne, comme on peut la lire dans A Brighter Sun de Samuel Selvon (1952) ou The Chip-Chip Gatherers de Shiva Naipaul (1973) dans lequel on retrouve l’épicerie, l’école, le terrain de cricket, par essence étrange à tout non-anglophone.
Les traducteurs, Alexis Bernault et Thomas Chaumont, ont ajouté de nombreuses notes pour expliquer des éléments de contexte, même si certains auraient gagné a être rapprochés de la situation des Antilles françaises, la « fille rouge » (p. 27) évoque bien entendu une « chabine » et le carnaval de Trinidad, de part l’histoire de l’ile a des éléments proches de celui de Martinique. Certains éléments sur cultes religieux trinidadiens, comme les « Shouters » ou « Baptistes spirituels » aurait pu être plus développés, d’autant plus dans ce dernier cas qu’Earl Lovelace évoque leur cas dans The Wine of Astonishment (1982), pareillement le mouvement autour de Mother Earth, un mouvement mystique de retour à la nature apparu dans les années 70-80 et qui a perduré plusieurs années à Trinidad. De même certains calypsoniens sont évoqués trop rapidement, comme Sparrow (p. 194), plus connu sous le nom de Mighty Sparrow qui ne fait pas l’objet d’une note, mais dans l’ensemble ces notes permettent quand même de comprendre le contexte dans lequel s’inscrit ce livre.
On peut lire Le Sel comme une histoire typiquement trinidadienne, ce qu’elle est, mais les thématiques qu’elle aborde, notamment la question de la cohabitation de communautés différentes qui n’ont pas d’autres choix que de faire peuple, lui donne un intérêt plus large, par ailleurs au-delà de son protagoniste principal, de nombreux personnages secondaires incarnent une fascinante diversité humaine.
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