Danois au soleil (3) : Règlements de comptes à Saint-Thomas (1685-1694)

Frédéric-Guillaume veut briller

Notre histoire commence le 29 juin 1679 quand les envoyés de Frédéric Guillaume de Hohenzolern, Électeur de Brandebourg et Duc de Prusse signent le traité de Saint-Germain. Il s’agit de mettre fin à la Guerre de Hollande entre la France et ses alliés (Angleterre, Bavière, Suède entre autres) et la Quadruple-Alliance (Provinces-Unies, Espagne, Saint-Empire et Brandebourg). Par ce traité, l’Électeur est contraint de restituer à la Suède une partie de la Poméranie et le double duché de Brême-et-Verden.

Frédéric-Guillaume, Le Grand Électeur
(Anonyme, Chateau de Caputh)

Depuis qu’il a succédé à son père à l’Électorat le 1er décembre 1640, Frédéric-Guillaume ne cesse de vouloir redresser ses Royaumes des pertes de la Guerre de Trente Ans, mais il subit alors une des pires humiliations de son règne et l’une de ses plus grosses pertes territoriales. Pour laver cette humiliation et briller sur la scène européenne à l’égal des autres grandes puissances, il veut absolument que le Brandebourg mène une politique coloniale, que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique.

Il est conseillé en cela par son Oberdirektor in Seesachen, (Directeur général des Affaires maritimes), Benjamin Raule, un flamand né à Flessingue en 1634 dans une famille de corsaires huguenots implantée d’abord à Dunkerque puis en Zélande. Il est devenu rapidement un commerçant important de la ville de Middelbourg avant que la guerre de Hollande (1672-1678) l’empêche de continuer à commercer avec la France. En 1675, il se met au service du Brandebourg et obtient une lettre de course de l’Électeur contre les navires suédois alors que les deux États s’affronte dans la guerre de Scanie (1675-1679). Il capture plusieurs navires, cependant ses lettres de courses ne sont pas reconnues par l’Angleterre ni la France qui menacent de le traiter comme un pirate. Il doit donc trouver refuge à Berlin auprès de Frédéric-Guillaume. Ce dernier lui confie la tâche de construire sa marine, indispensable à la guerre comme aux conquêtes coloniales. Raule se met au travail et dès 1677, des navires battant pavillons brandebourgeois participent au siège de Szczecin. En 1680, le Brandebourg peut aligner 28 bateaux.

La paix revenue, le Brandebourg a donc maintenant les moyens de l’ambition coloniale de l’Électeur. Si des projets de compagnies à chartes pour l’Afrique ou l’Islande sont évoqués, c’est d’abord à la guerre de course dans la Caraïbe qu’il va se consacrer. Sir Henri Morgan peut ainsi écrire au début de 1681 qu’il a vu arrivé dans les eaux de la Jamaïque quatre petites frégates, entre seize et trente canons, sous le commandement du capitaine Cornelius Reers, un Néerlandais travaillant pour le compte du Duc (sic.) de Brandebourg et ayant des lettres de courses contre les navires espagnols. Hélas la mission ne ramène pas autant de prises qu’escompter et rapidement les Brandebourgeois réalisent qu’ils ont besoin d’un abri dans la région pour pouvoir mener la guerre de course.

En parallèle à la guerre de course dans la Caraïbe, le Brandebourg aspire aussi à devenir une grande puissance commerciale. Il envoie une première expédition en Guinée en 1680, puis le 16 mai 1681, un traité est signé avec trois chefs de la région du Cap des Trois-Pointes. Le 7 mars 1682, l’Électeur accorde une charte créant ainsi la Brandenburgisch-Afrikanische Compagnie pour le commerce avec l’Afrique et en décembre 1682, un premier comptoir négrier est installé à l’est de celui des Néerlandais à Elmina et prend le nom de Groß Friedrichsburg. En février 1684, les Brandebourgeois occupent Accada, à l’est de Groß Friedrichsburg et après plusieurs attaques des Néerlandais contre leur possession de Taccarary, ils s’installent finalement à Tacrama où ils construisent le Fort Sophie-Louise-Schanze.

Groß Friedrichsburg en 1688

Mais si les Brandebourgeois ont résolu le problème de l’approvisionnement en esclavagisés, ils ont toujours besoin d’un port dans la Caraïbe pour vendre les hommes et les femmes achetés dans leurs comptoirs de la Côte de l’Or. Dans ce commerce, ils doivent affronter l’hostilité des Néerlandais, dont la Compagnie des Indes Occidentales joue un rôle majeur dans commerce entre l’Afrique et l’Amérique, et qui ne souhaitent pas un nouveau concurrent. Au début, Raule espère profiter des divergences entre les actionnaires de la Compagnie néerlandaise et entre celle-ci et certains de ces sous-traitants ou clients pour s’imposer sur le marché atlantique.

Ce sont d’ailleurs deux d’entre les dits sous-traitants qui l’informent des difficultés des Danois à Saint-Thomas. Raule propose alors à l’Électeur de trouver un accord avec Christian V. L’installation des Brandebourgeois à Saint-Thomas permettrait de relancer l’économie de l’île avec le commerce d’esclavagisés tout en offrant un débouché pour le commerce de l’Électorat qui ne dépendrait plus de la puissante compagnie hollandaise, car, comme il l’écrit à Frédéric-Guillaume le 26 octobre 1686 : « Chacun sait, que la traite des esclaves est la source de la richesse que les Espagnols font sortir des Antilles, et que celui qui sait leur fournir des esclaves, partagera leur richesse. Qui peut dire de combien de millions de thalers la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales s’est enrichie dans cette traite des esclaves ! »

Les actionnaires de la Compagnie danoise des Indes occidentales sont eux aussi ouverts à de nouvelles propositions pour mieux rentabiliser leur investissement à Saint-Thomas. La Compagnie est empêtrée dans ses difficultés avec les frères Esmit et Gabriel Milan et l’argent ne rentre pas assez dans ses caisses, et les affaires de pirateries dont sont accusés les Danois nuit à leur réputation. Même si Jens Juel, directeur de la Compagnie se méfie des Brandebourgeois, les autres actionnaires accueillent favorablement leurs propositions et le 13 octobre 1685, Christian V reçoit Raule en audience pour donner son accord à une union entre les deux compagnies.

Les négociations sont complexes et Raule doit à la fois convaincre l’Électeur qui est réticent à un premier schéma d’union entre les deux compagnies, et aussi un certain nombres d’actionnaires des deux compagnies. Après avoir dispensé quelques pots-de-vin et discuté avec toutes les parties, Raule parvient à un premier accord conclu le 24 novembre 1685 complété par deux autres amendements le 5 mars et le 2 octobre 1686. Les deux compagnies mettent en commun leurs propriétés en Afrique et dans la Caraïbe, notamment en partageant les coûts des garnisons chargées de les protéger, un gouverneur-général choisit par les deux compagnies a autorité sur toutes les garnisons des compagnies et un Chef des opérations commerciales est choisi par l’Électeur. Les calvinistes et les luthériens obtiennent la liberté complète de culte et les juifs et les catholiques sont tolérés et obtiennent le droit de célébrer des cultes privés. L’organe dirigeant est composée de deux chambres, l’une à Copenhague, l’autre à Emden, un port de Frise orientale comptant de nombreux marchands néerlandais qui deviendra le siège effectif de l’ensemble, composée chacune de trois actionnaires et rassemblée sous l’autorité de Raule. En cas de guerre, les colonies doivent être considérées comme des territoires neutres et les marchands individuels sont exclus du commerce. L’accord est conclu pour trente ans à compter de l’envoi du premier navire chargé d’homme et de matériel.

Le roi du Danemark conserve la souveraineté sur l’île de Saint-Thomas et les îles alentours, et les Brandebourgeois doivent recevoir une plantation d’une taille suffisante pour permettre l’emploi de deux cents esclavagisés, cette propriété devant être exemptée de taxes pendant les trois premières années. Pour tous les produits exportés de Saint-Thomas, les Brandebourgeois doivent payer une taxe de cinq pour cent en nature aux Danois, une taxe de un pour cent pour tout esclavagisés déportés sur l’île qu’ils réexpédiaient à l’extérieur.

Pour les Danois, l’intérêt réside dans les investissements promis par les Brandebourgeois dans l’économie de l’île et les recettes fiscales espérées. Pour les Brandebourgeois, il s’agit de devenir un acteur majeur du commerce atlantique et de la traite négrière en ayant des bases en Afrique et dans la Caraïbe, mais l’idée de développer réellement une colonie dans la Caraïbe ne paraît pas avoir fait partie de leurs objectifs premiers, plutôt une bonne grâce qu’ils faisaient à leurs associés danois. Cette absence d’accord sur les objectifs est grosse de difficultés à venir, mais elle n’empêche pas Raule d’imaginer qu’avec un investissement de cent cinquante mille thalers, cela rapportera un million en deux ou trois ans. Par ailleurs, bien que le traité d’accord précise bien que les Danois ne sauraient être tenus pour responsables du « commerce dangereux » avec d’autres nations que les Brandebourgeois pourraient faire, il n’y a pas d’interdiction explicite de la guerre de course.

Les Brandebourgeois à Saint-Thomas

Le premier directeur choisi par les Brandebourgeois pour leur implantation de Saint-Thomas est un certain Laporte, il arrive à Saint-Thomas le 23 novembre 1686 à bord du Derfflinger, un navire de la marine brandebourgeoise acheté en 1681 par Benjamin Raule et commandé par le capitaine John Catt, après être passé par les établissements de Guinée. Il est suivi par le Falcon qui arrive le jour suivant, puis par cinq autres navires, eux aussi passés par les établissements de Guinée.

Le Falcon est le premier à repartir, mais son départ et la taxation de sa marchandise donne lieu au premier accroc entre les deux compagnies, en effet, M. Laporte refuse que les mesures danoises soient utilisées pour peser et mesurer les marchandises entrantes et sortantes. Par ailleurs, contrairement aux termes de l’accord, les Brandebourgeois éludent leur engagement de prendre une plantation en charge pour se consacrer au commerce. Les Danois commencent à craindre que les Brandebourgeois soient en fait venus à Saint-Thomas pour s’emparer de la totalité de l’île, d’autant que les entrepôts richement fournis des Brandebourgeois mets les planteurs déjà installés en situation de dépendance vis à vis d’eux et leur commerce d’esclavagisés leur permet de nouer des liens avec toutes les îles alentour. De plus, leurs essais incessants pour s’emparer en propre d’îles dans la région tendent les relations entre les Danois et les principales puissances coloniales : Vieques revendiqué par les Espagnols, Peter Island par les Anglais et même Tobago par le duché de Courlande au large de Trinidad.

En octobre 1689, c’est Johan Lorensen qui remplace Christopher Heins comme gouverneur des Antilles danoises, mais lui aussi se méfie des menées des Brandebourgeois et dès sa nomination il émet un ordre leur interdisant d’emmener sur l’île des marchandises issues d’actions de corsaires, il s’agit de faire respecter le traité d’accord entre les deux compagnies et surtout de se conformer à la neutralité du Danemark alors que la Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) vient de commencer.

Le 7 novembre 1689, un nouvel arrêté interdit aux habitants Danois de Saint-Thomas d’acheter des marchandises aux Brandebourgeois si des marchands Danois peuvent les leur fournir, le même arrêté suspend le remboursement des dettes des Danois envers les Brandebourgeois jusqu’à ce que les Danois aient remboursé leur dette envers la Compagnie danoise. Laporte demande l’aide des planteurs qui pour beaucoup voyaient un grand intérêt à avoir deux compagnies rivales sur la même île. Rapidement la population comme le conseil du gouverneur se divise en deux camps rivaux.

Jørgen Thor Møhlen, l’échec d’un grand marchand

Pendant que la population de Saint-Thomas se divise, chacun des deux camps inondant les compagnies de courriers de récriminations, les actionnaires de la Compagnie danoise cherchent toujours un moyen de rentabiliser leur investissement, maintenant que les difficultés provoquées par les frères Esmit puis Gabriel Milan sont réglées.

C’est alors qu’entre en scène un des marchands les plus importants d’Europe du Nord, le norvégien Jørgen Thor Møhlen. Il est né dans le duché de Holstein, une possession du Roi du Danemark au sein du Saint-Empire, mais c’est à Bergen en Norvège qu’il s’installe et fait fortune devenant un des marchands les plus important de la ville et même de la Scandinavie. Il s’intéresse depuis longtemps au commerce maritime, il est notamment le propriétaire du navire ayant apporté les premiers esclavagisés à Saint-Thomas en 1673. En 1681, il est nommé directeur du commerce en Norvège et sert d’intermédiaire entre les marchands norvégiens et ceux de Copenhague. En 1684, il reçoit des privilèges du roi Christian V pour la construction de nouvelles manufactures et fonde une savonnerie, une distillerie d’huile de foie de morue, une saline, une clouterie, un tissage de laine et une poudrerie, le nouveau quartier ainsi créé porte d’ailleurs aujourd’hui son nom à Bergen : Møhlenpris. C’est donc un homme puissant, bien connecté aux élites marchandes de l’Europe du Nord et surtout immensément riche qui propose aux directeurs de la Compagnie de louer l’île de Saint-Thomas.

Jørgen Thor Møhlen (1640-1708)

Le contrat de location entre Thor Møhlen et la Compagnie des Indes occidentales est signé le 13 février 1690. Il prévoit une location pour dix ans de Saint-Thomas et des îles alentour, mais la Compagnie garde la possibilité de rompre le contrat et de reprendre le contrôle de l’île et de son commerce au bout de trois ans. Le loyer prévu est de 3086 rixdales, soit une rentabilité annuelle de quatre pour cent d’un capital estimé à 77 166 rixdales. Le contrat devait prendre effet le 11 juin 1690, si Thor Møhlen avait pris alors possession de l’île, sinon il prenait effet dès que la nouvelle de sa prise de possession était arrivé à Copenhague. Le premier loyer devant avoir lieu à cette même date. Il jouissait de toutes les possessions et privilèges de la compagnie sur l’île (fort, plantations, entrepôts, etc.) et s’engageait à les restituer dans l’état où il les avait trouvés, c’est aussi lui qui devait recevoir les payements dus par les Brandebourgeois.

Dès le contrat signé, Thor Møhlen demande au gouverneur Lorensen de rester en place jusqu’à l’arrivée d’un nouveau gouverneur nommé par lui. Par ailleurs, il essuie rapidement une première déception, car comme la compagnie, il s’engage à avoir beaucoup de soldats dans le fort pour protéger la colonie, mais contrairement à ses souhaits, les colons refusent de partager avec lui les frais d’entretien de la garnison. De plus, il est incapable d’obtenir de ses derniers qu’ils payent les six pour cent de taxes sur toutes les marchandises sortant de l’île et n’obtient pas le soutien des directeurs de la Compagnie qui pas plus que lui n’ont obtenu que les colons payent ce qu’ils devaient.

Enfin, il se rend rapidement compte que l’atmosphère délétère entre Danois et Brandebourgeois complique ses affaires. Ainsi les Brandebourgeois auraient dû payer vingt-mille rixdales, le 23 novembre, mais quelques jours après, Laporte vient expliquer au conseil du gouverneur qu’il n’a pas reçu l’ordre de ses chefs d’effectuer le payement et donc qu’il ne payera rien. Le 2 décembre à la tête d’un certain nombre d’habitants, Lorensen vient saisir des marchandises dans les entrepôts des Brandebourgeois. Cette saisie que les Brandebourgeois qualifient d’illégale permet à Laporte de monter un certain nombre de colons contre le gouverneur Lorensen.

Finalement le conflit remonte jusqu’à l’Électeur et au roi du Danemark qui veulent régler l’affaire au mieux des intérêts des deux monarchies traditionnellement alliées, sans forcément tenir compte des intérêts des actionnaires des compagnies. Un arrangement est donc signé le 23 avril 1692 qui restitue aux Brandebourgeois leurs marchandises à hauteur de seize mille rixdales, et pour les trois ans suivant, la Compagnie brandebourgeoise devra payer trois mille rixdales par an.

Rapidement, Thor Møhlen se rend compte que les affaires aux Antilles seront moins profitables qu’il ne le pensait, mais quand il annonce aux directeurs que sa compagnie risque de couler à causes des frais, ils ne lui montrent qu’une indifférence polie.

Le 17 septembre 1692, trois navires appartenant à Thor Møhlen débarque le nouveau gouverneur de l’île, Franz de la Vigne, nous possédons peu d’information sur sa vie en dehors de son poste de gouverneur pour le compte de Thor Møhlen. Selon Lorensen, qui écrit aux directeurs de la compagnie lors de la prise de fonction de son successeur, de la Vigne est né à Copenhague et surtout le second mari de sa mère, un Italien nommé Visconti, est le professeur de langues de la reine Charlotte-Amélie. Assez curieusement pour un homme d’affaires déjà très au courant de la situation et des difficultés de la colonisation aux Antilles, c’est à un homme plutôt inexpérimenté dans cette matière que Thor Møhlen confie le gouvernorat d’une colonie éloignée de plus de sept mille kilomètres de la métropole, mais il semble que son zèle à servir son employeur ait convaincu ce dernier qu’il était l’homme de la situation

Sa première tâche est de restituer aux Brandebourgeois une partie des marchandises saisies par Lorensen en vertu de l’accord d’avril 1692, ce qui ne manque pas de créer des tensions avec les colons fidèles au gouverneur Lorensen.

La suite de sa présence sur l’île fut pour De la Vigne un véritable chemin de croix. Il agit en permanence sous l’œil implacable de Lorensen qui informe les directeurs de la Compagnie de l’ensemble de ses faits et gestes et voit avec suspicions les premières tentatives de De la Vigne pour trouver un accord de bon voisinage avec les Brandebourgeois. De plus Lorensen jouit toujours d’une forte autorité morale parmi les colons et ces derniers voient d’un mauvais œil les nouvelles taxes que Thor Møhlen et son représentant veulent leur imposer. Rapidement, les relations au sein du Conseil se tendent et des planteurs importants sont démis de leurs charges, voire emprisonnés, comme von Holten suite à des accusations, d’ailleurs possiblement fondées, de malversations et comptes frauduleux, Peter Christensen, est emprisonné suite aux dénonciations d’une femme esclavagisée et passe plusieurs mois enchaîné, quand à Engel Huysen, il est mis dans un cachot sans air ni lumière suite à des allégations de rébellion.

De l’autre côté, les relations avec les Brandebourgeois, malgré des débuts prometteurs, se dégradent rapidement, notamment quand ces derniers refusent de payer les trois mille rixdales qu’ils doivent comme taxes et sur lesquels Thor Møhlen compte pour payer son loyer.

Pendant que le climat se dégrade sur l’île, les relations entre les directeurs de la Compagnie et son locataire deviennent de plus en plus tendues, ils semblent vouloir faire de Thor Møhlen le collecteur de l’ensemble de ce que leur doivent les Brandebourgeois et la situation s’aggrave lors du premier payement du par Thor Møhlen en 1692. En effet, il se rend compte qu’il ne pourra certainement pas honorer l’échéance, en premier lieu, selon lui, parce que les Brandebourgeois se refusent à payer ce qu’ils doivent.

Mais ses arguments n’émeuvent pas les directeurs de la Compagnie qui le menacent sérieusement de représailles s’il ne paye pas ce qu’il doit. En février 1694, ils envoient une longue lettre à Thor Møhlen, pour lui demander solennellement s’il a l’intention de payer les arriérés de ce qu’il doit et s’il veut rompre le contrat. Thor Møhlen leur répond que les Brandebourgeois ne lui payaient pas seize mille rixdales comme prévu initialement, mais seulement trois mille et pour lesquels il a dû faire de longues démarches.

En mars, Thor Møhlen porte l’affaire devant un tribunal et aussitôt les directeurs nomment Lorensen comme gouverneur avec le titre de « Vice-commandant dans notre terre de Saint-Thomas dans les Indes occidentales » Le 24 mars, le roi confirme Lorensen comme gouverneur et le 7 avril il ordonne à Delavigne de remettre tous ses pouvoirs à Lorensen. De fait, la Compagnie reprend possession pleine et entière de l’île.

Le tribunal mit en place par le roi Christian V est une juridiction spéciale qui a pour mission d’investiguer sur les allégations de Thor Møhlen comme sur celles des directeurs de la Compagnie. Elle est présidée par Ulrik Frederik Gyldenløve, gouverneur général de Norvège et demi-frère naturel du roi. Thor Møhlen prétendit que les dommages causés par les Zélandais et les Hambourgeois, agissant en fait pour le compte des Brandebourgeois, lui avait causé près de soixante-seize mille rixdales de pertes, sans compter d’autres inconvénients, comme la perte de crédit qu’il avait enduré. La commission reconnut que ses pertes étaient réelles et importantes et demande au roi Christian V de faire un geste de bons offices envers Thor Møhlen. Ce dernier participa encore à plusieurs instances créées par la couronne danoise et fût même membre une nouvelle fois du Conseil du Commerce sous le règne de Frédéric IV, mais ses affaires ne retrouvèrent jamais l’éclat qu’elles avaient avant qu’il ne se lance dans la location de Saint-Thomas et des implantations de Guinée.

La fin de la présence brandebourgeoise

Les Brandebourgeois comprennent rapidement que les difficultés entre Thor Møhlen et la Compagnie aussi que le changement de gouverneur de l’île ne facilite pas leurs opérations commerciales. Ils décident de trouver un autre port dans la Caraïbe, quitte à s’emparer de terres déjà revendiquées par d’autre.

En décembre, ils tentent une nouvelle fois de s’emparer de l’Île du Crabe, aujourd’hui Vieques, au large de Porto Rico, mais quand ils arrivent, ils trouvent le drapeau danois flottant fièrement sur l’île, car Lorensen a envoyé un équipage pour les précéder et éviter ainsi des tensions avec les Espagnols.

En Europe, l’Électeur Frédéric III profite du mariage de sa sœur Élisabeth-Sophie avec le duc Frédéric II Casimir Kettler de Courlande en 1691 pour essayer de s’emparer de Tobago, mais l’obstruction des Anglais qui refusent de reconnaître les droits du duc de Courlande sur l’île bloque les négociations. Enfin, les tentatives de s’emparer de Saint-Eustache alors qu’Anglais, Français et Néerlandais se disputent sa possession entre 1689 et 1692 échouent tout autant.

Tous ces échecs mettent la Compagnie dans un état financier difficile, au point de frôler la banqueroute à la fin de l’année 1691. L’Électeur Frédéric décide donc de changer la charte de la Compagnie le 14 septembre 1692. Elle devient alors la Brandenburgisch-africanischamericanische Compagnie et elle est autorisée à la guerre de course contre les navires des nations ennemies de l’Électeur, à condition d’un payement de dix pour cent des marchandises capturées. Par ailleurs, six navires sont envoyés pour des expéditions négrières sur les côtes d’Afrique en août, puis cinq en décembre et trois de plus en 1693 et un nouvel asiento est négocié avec l’Espagne qui promet de nouveaux profits. Mais ces derniers se font attendre et en 1694, la situation financière n’est pas rétablie. De plus la tentative des Brandebourgeois de s’emparer de l’île de Tortola en 1695 échoue face au refus des Anglais de vendre leur droit à l’Electeur.

C’est à cette même période que le diplomate le plus expérimenté de l’Électeur, Pierre de Falaiseau, un Huguenot dont la famille a été expulsée de France et qui avait été pendant cinq ans ambassadeur du Brandebourg en Suède, arrive à Copenhague pour négocier un renouvellement du contrat entre les deux Compagnies. Il arrive a étendre l’accord pour un an en échange d’un payement de quatre mille rixdales, mais les négociations butent toujours sur la question de la plantation que les Brandebourgeois devaient développer sur Saint-Thomas. Laporte, l’ancien représentant des Brandebourgeois à Saint-Thomas qui avait été rappelé à Berlin est envoyé à Copenhague pour assister Falaiseau.

Mais les deux envoyés de l’Électeur se heurtent à la mauvaise volonté des deux négociateurs danois, Jens Juel et Matthias Moth, qui depuis le début étaient opposés à l’accord entre le Brandebourg et le Danemark. Falaiseau, dans une lettre à l’Électeur du 20 mars 1697, décrit Juel comme : « un homme malin et intéressé, violent, emporté, vindicatif » et dans une lettre de novembre 1695, Moth comme : « un homme difficile, entesté, passioné, qui ne se gouvernee que par caprice et avec qui outre cela on ne peut traitter que le matin, parceque dès qu’il a bue un verre de vin à disné, il n’est pas traitable la reste de la journée. »

Tout le talent diplomatique de Falaiseau ne parvient pas à conclure un accord satisfaisant pour les deux parties. Finalement les marchands brandebourgeois sont autorisés à rester à Saint-Thomas et à commercer ou avoir une habitation, mais à titre privé, sans que la Compagnie du Brandebourg ne puissent parler pour eux. Cette dernière se concentre alors sur ses possessions en Afrique et alimente le commerce atlantique en esclavagisés à destination de l’Amérique.

Frédéric-Guillaume Ier dit « Le Roi-Sergent » (Roi en Prusse de 1713 à 1740)

À partir de 1713, le nouvel Électeur, Frédéric-Guillaume, devenu roi en Prusse commence à liquider toutes les possessions de la Compagnie en Afrique, mais aussi aux Antilles. En 1715, il écrit à ses conseillers : « La résolution que nous avons prise précédemment restera telle qu’elle était [à savoir] que nous ne détournerons plus nos moyens, que ce soit en marchandises ou en espèces, vers cette activité commerciale africaine et américaine, et désormais, notre seul dessein doit être dirigé vers essayer de voir dans quelles autres façons un profit pourrait être dérivé par nous de l’établissement fondé en Afrique et en Amérique par notre père et grand-père, et c’est notre opinion actuelle, jusqu’ici diversement exprimée, concernant l’abandon de cette affaire, à savoir que nous ne devrions pas en effet abandonner le dit commerce africain et américain ou le laisser aller au premier qui le prendra, mais que nous ne devrions néanmoins pas utiliser de l’argent sur elle et nous causer des dépenses à cause de lui. »

En 1717, il vend le fort de Gross-Friedrichsberg à la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. En 1718, les dernières négociations ont lieu avec les Danois pour régler les arriérés de dettes liées à l’accord de 1685. C’est ainsi que s’achève la seule tentative portée par un État allemand de premier plan d’avoir lui aussi ses colonies dans les Antilles.

Bibliographie

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