Les Moraves, de la Silésie aux Caraïbes (1) : L’appel

Notre histoire commence bien loin de la Caraïbe, le 6 juin 1731, quand le roi Christian VI est sacré roi du Danemark et de Norvège dans la chapelle du Château de Frederiksborg au Danemark. Dans l’assistance se trouve le comte du Saint-Empire Nikolaus Ludwig von Zinzendorf und Pottendorf, un grand seigneur dont les possessions s’étendent du Royaume du Danemark à la Pologne, particulièrement autour de la ville de Dresde en Saxe.

Nikolaus Ludwig Graf von Zinzendorf und Pottendorf (1700-1760)

Nikolaus est né en 1700 et depuis son plus jeune âge, c’est un chrétien fervent. La légende veut qu’un jour de 1706, alors que des soldats suédois s’étaient emparés du château de ses parents lors de la Grande guerre du Nord (1700-1721), ils furent émus aux larmes de voir l’intensité de la prière du jeune garçon. Il suit plus tard ses études à la fondation Francke de Halle, un haut lieu du courant piétiste luthérien avant de poursuivre des études de Droit à l’Université de Wittenberg. Il entame ensuite un grand tour qui va lui faire parcourir la France, les Pays-Bas et l’Allemagne pendant lequel il rencontre de nombreux hommes de foi sincère appartenant à plusieurs dénominations, comme le cardinal Louis-Antoine de Noailles. C’est pendant ce voyage qu’il éprouve une expérience mystique devant le tableau de l’Ecce Homo de Domincia Feti exposé à Munich. Il déclare alors : « Je l’aime depuis longtemps, mais en fait je n’ai jamais rien fait pour lui. À partir de maintenant, je ferais tout ce qu’il me demandera de faire. » C’est à cette ligne de conduite qu’il se tînt toute sa vie.

En 1722, il a l’occasion de mettre en œuvre ses principes en accueillant sur les terres qu’il vient d’acheter à Berthelsdorf en Saxe un petit groupe de réfugiés dirigé par un charpentier et ancien soldat qui s’est converti au piétisme luthérien bien qu’élevé dans une famille catholique Christian David. Mais le groupe qu’il dirige n’est pas protestant ni catholique, il s’agit des derniers membres d’un grand mouvement de réforme de l’Église qui avait enflammé les territoires des actuelles Tchéquie et Slovaquie au XIVe siècle, le hussisme.

Son inspirateur, Jan Hus, est un théologien né en 1372 qui prône le retour à une Église apostolique, spirituelle et pauvre. Il soutient aussi que la réforme de l’Église doit passer par le pouvoir laïc, enfin, il défend la communion sous les deux espèces (pain et vin) pour l’ensemble des fidèles et non plus pour les seuls prêtres, cette pratique devint le signe du ralliement à la foi hussite et le calice le symbole de son église.

Bataille entre hussites et croisés (codex d’Iéna)

Cette prédication a soulevé le peuple tchèque, peuple et noblesse confondue et la condamnation, puis l’exécution de Hus en 1415 à la suite du Concile de Constance enclenche le cycle des guerres hussites qui ravagent les territoires de la Bohême et de la Moravie pendant presque quinze ans. En 1436 suite à un accord entre le pouvoir des Habsbourg et les fractions les plus modérées du mouvement, principalement la noblesse tchèque, les hussites subsistent sous couvert d’une appartenance formelle à l’Église catholique.

Cependant cet accord ne satisfait pas un certain nombre d’entre eux qui veulent appliquer plus strictement les principes évangéliques. En 1467, ils se séparent du reste du mouvement hussite pour vivre selon les principes défendus par Petr Chelčický (c. 1390 – c. 1460) qui prône un retrait du monde, une application rigoureuse de l’Évangile, le refus de la violence et la tolérance pour ne désespérer personne. Leur mode de vie ascétique et communautaire attire de nombreux fidèles, mais les expose aux persécutions des Habsbourgs, mais aussi à celles de Georges de Poděbrady, roi de Bohême de 1458 à 1471 qui professe la foi hussite, mais s’inquiète de l’anarchisme et du caractère antisociale de la doctrine morave.

Ils trouvent alors refuge sur les terres de grands magnats en Moravie. Leur deuxième évêque, Lukáš Pražsky (1458-1528), leur fait admettre la possibilité du commerce et des emplois publics tout en luttant contre l’influence de la Réforme luthérienne parmi eux. Pendant de nombreuses années, les Frères Moraves subissent la persécution, surtout de la part des autorités catholiques des domaines des Habsbourg, mais aussi de la part d’un certain nombre de grands seigneurs ralliés à la Réforme luthérienne. Après la bataille de la Montagne blanche, le 8 novembre 1620, les Moraves enterrent le calice dans la prairie des roses rouges et se dispersent dans des petites communautés au fond des forêts d’Europe centrale où ils vont vivre très discrètement pendant plusieurs décennies.

C’est dans ces terres isolées de Moravie que Christian David les rencontre alors qu’il cherchait une foi plus ardente et plus sincère que ce qu’il avait connu dans les Églises catholique et luthérienne. Il est ému par leur situation d’isolement, mais aussi par l’intensité de leur foi. Par l’intermédiaire d’un ami, il rencontre le comte Nikolaus von Zinzendorf et lui propose d’accorder sa protection aux derniers Moraves en fondant sur ses terres une ville qui pourrait les abriter. Ému à son tour par le sort de ces chrétiens fervents et persécutés, qu’il rencontre le 27 mai 1722, le comte leur propose une partie de sa propriété de Berthelsdorf en Saxe.

Le 17 juin 1722, les premiers réfugiés, Christian David et le comte Zinzendorf abattent un arbre pour bâtir le premier bâtiment d’un nouveau village, Herrnhut. Les débuts sont difficiles, car la cohabitation entre les Moraves et les Piétistes luthériens qui forment la population n’est pas forcément harmonieuse, cependant sous la conduite de Zinzendorf, devenu évêque de la communauté, les tensions s’apaisent peu à peu et une véritable vie évangélique se répand dans la ville.

Fondation d’Herrnhut le 17 juin 1722

Pour faire cohabiter les habitants, Zinzendorf multiplie les heures d’enseignement bibliques, les séances de prières où les chants issus du riche patrimoine musical des Moraves est mis à l’honneur, mais aussi les activités communes. Il met aussi en place des contrats que chacun des habitants est obligé de signer de son nom pour faire respecter un esprit fraternel, c’est par exemple celui qui est signé par toute la communauté le 4 juillet 1727, connu sous le nom d’« Accord Fraternel ». Cette atmosphère fervente connaît son apogée le 18 août 1727, quand lors d’un service à l’église d’Herrnhut les participants sentent l’Esprit les envahir. Cette nouvelle Pentecôte est depuis considérée comme le jour de la renaissance de leur Église.

Cependant, Zinzendorf ne veut pas se contenter du succès de l’implantation de Herrnhut, son ambition est aussi d’appliquer les paroles du Christ : « Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. » (Mc 16:15). Dès 1727, il écrit ainsi à la cour du Danemark pour leur proposer d’aller évangéliser les colonies danoises du Groenland et le 11 février 1728, un groupe de jeunes gens dirigés par Johann Leonhard Dober, fait le serment de se préparer pour répondre à l’appel. Pendant quatre ans, ils vont ajouter à leur difficile travail agricoles ou forestier une préparation intellectuelle pour la mission, apprenant les langues, la médecine, la géographie sous la direction directe de Zinzendorf.

L’appel vint quand le comte von Zinzendorf, qui depuis de nombreuses années était un ami du prince Christian, héritier de la Couronne du Danemark, reçu de ce dernier une invitation à venir assister à son sacre prévu le 6 juin 1731, dans la Chapelle du Château de Frederiksborg. Zinzendorf hésite beaucoup à accepter cette invitation. Finalement, il soumet cette décision au vote de sa communauté qui approuve ce voyage, car beaucoup pensent qu’il pourrait s’agir d’un signe de Dieu pour faire avancer les projets missionnaires. Zinzendorf part alors pour Copenhague en compagnie de quatre Moraves, dont David Nitschmann.

Arrivé à Copenhague, il rencontre de nombreuses personnalités venus assister au sacre du nouveau Roi et notamment le comte Ferdinand Anton Danneskiold-Laurvig, un descendant illégitime du roi Frédéric III du Danemark. Le comte Danneskiold-Laurvig était depuis 1723 le directeur de la Compagnie danoise des Indes occidentales et de Guinée, une compagnie à charte royale chargée de coloniser et développer les îles de Saint-Thomas, Saint-John et Sainte-Croix dans les petites Antilles. Dans sa suite, cet aristocrate est particulièrement fier de désigner un de ses esclaves affranchis comme un serviteur de premier ordre, cet homme s’appelle Anton Ulrich.

Anton Ulrich est né à Saint-Thomas où sa famille est encore esclave et il a l’occasion de brosser au comte Zinzendorf un tableau poignant de la situation des esclaves de l’île, il évoque particulièrement son frère, Abraham et sa sœur, Anna, dont les cœurs brûlent de pouvoir entendre l’Évangile. Zinzendorf et sa suite prennent l’appel d’Anton comme ce signal qu’ils attendaient depuis si longtemps pour pouvoir partir en mission. Il décide alors d’arranger avec le comte Danneskiold-Laurvig une visite d’Antony à Herrnunt pour qu’il puisse exposer devant la communauté la situation pathétique des esclaves de l’île.

Après le couronnement de Christian VI, Zinzendorf rentre à Herrnhut et rassemblant la communauté le 23 juillet, il dresse un premier tableau de la situation de détresse spirituelle des esclavagisés de St-Thomas à la communauté. Cette dernière est considérablement émue et le jeune Johann Leonhard Dober, malade, entend dans la nuit une voix lui disant ; « Tu es l’homme choisit pour Saint-Thomas ! » Il s’en ouvre alors au comte Zinzendorf pour se porter volontaire pour la mission.

L’île de Saint-Thomas

Quelques jours plus tard, le 29 juillet, c’est Anton Ulrich lui-même qui vient présenter devant la communauté rassemblée la situation des esclavagisés de Saint-Thomas. Apprendre que le travail de la canne est si harassant que les esclaves n’ont pas le temps de pouvoir étudier la parole de Dieu, n’y même de l’entendre ébranle profondément les Moraves. Anthony déclare même que pour pouvoir parler aux esclavagisés, il faudrait se faire esclave soi-même et travailler avec eux dans les champs. Dober et son ami Tobias Leupold sont encore plus enflammés par le récit qu’ils viennent d’entendre et déclarent qu’ils sont prêts à se vendre comme esclave pour porter à ces malheureux la parole de Dieu. Après cette conférence, Anton Ulrich retourne sur son île en homme libre en 1732.

Mais l’enthousiasme des Moraves doit être tempéré par la loi danoise qui interdit aux blancs de se vendre eux-mêmes comme esclaves, et s’ils sont très enthousiastes, ils n’oublient pas qu’une solide organisation est aussi la clé du succès pour leurs missions. Il leur faut plus d’un an pour poser enfin le pied sur St-Thomas.

Sources

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Hutton, J. E, History of the Moravian Church (Boston: IndyPublish, 2009)

Maynard, Oliver, ‘Moravian Church’, in The Encyclopedia of Caribbean Religions, by Joyce Leung, Patrick Taylor, Frederik I. Case, and Sean Meighoo, Volume 1: A-L; Volume 2: M-Z (University of Illinois Press, 2013), pp. 592–622

Randall, Ian, ‘Early Moravian Spirituality and Missionary Vision’, Wesley and Methodist Studies, 9.2 (2017), 123–40

Schattschneider, David A., ‘Pioneers in Mission: Zinzendorf and the Moravians’, International Bulletin of Missionary Research, 8.2 (1984), 63–67

Stead, Geoffrey, ‘Crossing the Atlantic: The Eighteenth-Century Moravian Experience’, Transactions of the Moravian Historical Society, 30 (1998), 23–36

Vogt, Peter, ‘“Everywhere at Home”: The Eighteenth-Century Moravian Movement as a Transatlantic Religious Community’, Journal of Moravian History, 1, 2006, 7–29

Weinlick, John Rudolf, The Moravian Diaspora, Transactions of the Moravian Historical Society, 17 (Nazareth: Moravian Historical Society, 1959)

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