Rum and Coca Cola a sauvé l’industrie étatsunienne de la musique en relançant un marché rendu exsangue par plusieurs années de guerre. Le calypso original, celui de Lord Invador, est souvent vu comme une dénonciation de l’occupation étatsunienne de Trinidad, cependant son premier public fut les soldats qui fréquentaient les tents du carnaval de 1943 à Port-of-Spain où il obtint un large succès. En effet, l’occupation par les Étatsuniens fut aussi l’accélérateur et le catalyseur de changements importants dans la société trinidadienne, notamment dans le rapport de la population avec le colonisateur britannique et avec le grand voisin yankee.
And when the Yankees first went to Trinidad
Some of the young girls were more than glad
They said that the Yankees treat them nice
And they give them a better price
They buy :
Rum and Coca-Cola
Went down Point Cumana
Both mothers and daughters
Working for their Yankee dollars
Ah, look, I had a little chick the other day
But her mother came and took her away
Herself, her mother and her sisters
Went in a cab with some soldiers
They bought :
Rum and Coca-Cola
Went down Point Cumana
Both mothers and daughters
Working for their Yankee dollars
They have some aristos in Port of Spain
I know a lot, but I won’t call name
And in the day they wouldn’t give you a right
But you might see them with the foreigners late at night
Drinking :
Rum and Coca-Cola
Went down Point Cumana
Both mothers and daughters
Working for their Yankee dollars
I know a couple who got married one afternoon
And was to go Miami on their honeymoon
But the bride run away with a soldier lad
And the stupid husband went staring mad
They bought :
Rum and Coca-Cola
Went down Point Cumana
Both mothers and daughters
Working for their Yankee dollars
And when the Yankees first went to Trinidad
Notre histoire commence le 2 septembre 1940, quand le Secrétaire d’État Cordell Hull signe officiellement l’accord « Destroyers contre bases » qui transfère à la Royal Navy cinquante navires de l’US Navy. Ces cinquante navires sont indispensables aux Britanniques pour lutter contre les nazis, alors que le Royaume-Uni affronte seul le Troisième Reich. La France a capitulé, les États-Unis ne peuvent entrer en guerre à cause du désaccord entre le président Roosevelt et le Sénat et l’URSS est encore lié par le pacte germano-soviétique de 1939.
En échange de ces cinquante navires, les Étatsuniens obtiennent de louer gratuitement pour 99 ans des bases navales ou aériennes dans l’empire britannique. En dehors du Dominion de Terre-Neuve dans l’actuel Canada cela concerne principalement des territoires caribéens : Antigua, Bahamas, Guyane britannique, Jamaïque, Sainte-Lucie.
Mais de tout ces territoires, c’est Trinidad qui importait alors le plus aux Étasuniens. Situé au sud de l’arc antillais et permettant de contrôler les côtes de l’Amérique du Sud du Brésil jusqu’à la Colombie, le territoire était aussi un producteur de pétrole. Beaucoup plus vaste que les autres îles de la Caraïbe ils pouvaient y installer de bien plus importantes installations. Ils installent une petite piste d’atterrissage d’urgence à Couva, la base Camden, deux bases aériennes : Carlsen à Chaguanas et Wallers près de Valencia et surtout la base navale de la péninsule de Chaguaramas qui occupe une grande partie de la pointe nord-ouest de l’île.
Une colonie britannique qui regarde vers les États-Unis
À l’aube de la guerre, Trinidad se caractérise surtout par l’immense pauvreté de la plupart de ses habitants et les grandes inégalités entre eux et une petite élite économique et administrative. La majorité de la population, 46,8 % est d’ascendance africaine, 35,1 % d’ascendance indienne, les métis constituent 14,1 % de la population et les blancs seulement 2,7 %. Cette élite est partagée entre de vieilles familles créoles souvent d’origine françaises ou espagnoles et des familles d’origines anglaises arrivées plus récemment, mais davantage liées au système politico-administratif de l’île. On compte aussi de petites minorités d’origine chinoise ou portugaise, spécialement de l’île de Madère, très présents dans le commercer et les services. Si le catholicisme est la religion largement majoritaire dans la population, des cultes afro-caribbéens, comme le Baptisme spirituel (Shouters), ou le culte de Shango sont aussi pratiqués, alors que le protestantisme presbytérien et l’anglicanisme sont surtout les Églises de l’élite administrative. Il y a des hindous et des Musulmans dans la communauté indienne et une petite communauté juive, venue d’Amérique du Sud.
Au sommet de la société, l’élite administrative britannique est dominée par le gouverneur, Sir Hubert Winthrop Young, un fonctionnaire colonial arrivé en 1938 après avoir été gouverneur de la Rhodésie du Nord et du Nyasaland (actuelle Malawi). Il a la difficile mission de tenir la colonie alors qu’elle vient d’être traversée, comme toutes les Antilles britanniques, par une vague de grèves et d’émeutes quasi insurrectionnelles. À Trinidad, plusieurs manifestations des ouvriers de la canne à sucre ce sont soldées par des morts. Cependant Sir Hubert semble aveugle aux problèmes de la colonie qu’il administre davantage comme un fief reçu de la Couronne que comme un territoire à développer. En 1940, son épouse, Lady Margaret écrit ainsi au ministre des Colonies Malcolm MacDonald : « Les Blancs créoles n’ont aucune conception des manières, de la loyauté ou de toute autre vertu civilisée. Ils ne vivent tout simplement pas dans la même boîte que les êtres humains ordinaires […] ils sont aussi étranges et éloignés moralement que les Africains et les Indiens de basse caste. »

Face à cette attitude méprisante de la part de l’élite administrative coloniale, un sentiment national anti-britannique s’est développé à Trinidad qui s’exprime de diverses façons avant guerre. Quand les actualités dans les cinémas montrent les nouvelles de l’Europe, Hitler ou Mussolini sont acclamés alors que Georges VI et les politiciens britanniques sont hués. Les Trinidadiens refusent de se lever pour le God Save the King. Au contraire, les Étatsuniens qui viennent en touristes à Trinidad sont accueillis chaleureusement, d’autant que leur pouvoir d’achat supérieur à celui des locaux en fait des clients généreux en pourboires et autres primes. De plus l’histoire des États-Unis, anciennes colonies britanniques d’Amérique devenues indépendantes inspirent les élites créoles qui pour certaines rêvent même d’une possible association à la grande puissance nord-américaine.
Le discours du président Franklin Delano Roosevelt sur les Quatre libertés le 6 janvier 1941, comme la Charte de l’Atlantique du 14 août qui proclame la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ont un écho important à Trinidad. Il est peu dire que les Yankees sont les bienvenus quand l’accord « Destroyers contre bases » annonce leur arrivée prochaine.
L’arrivée des Yankees
C’est le croiseur léger USS St-Louis qui amène à Trinidad les premiers membres de la mission étatsunienne. Rapidement, une sorte de « guerre froide » s’installe entre le gouverneur Young et le contre-amiral John W. Greenslade personnellement désigné par le président Roosevelt pour sélectionner les sites nécessaires à l’installation des militaires. Le gouverneur se félicite de l’arrivée de ses « amis » américains, mais ne voit pas réellement la nécessité de construire de véritables bases militaires sur son territoire, il suffirait d’accorder des droits d’accostages dans plusieurs ports de l’île, de plus il estime que les mesures de la guerre anti-sous-marine relève de la seule souveraineté britannique. Le premier terrain qu’il propose est selon les Étatsuniens un « vaste marais malsain » entre Port-of-Spain et San Fernando, au centre de l’île. Au contraire, eux souhaitent disposer de la réserve Cumuto à l’ouest de la ville de Sangre Grande. Le conflit entre les deux remonte alors jusqu’au président Roosevelt qui décide d’en discuter directement avec le Premier Ministre britannique, Winston Churchill.

Finalement en mars 1941, les Étatsuniens obtiennent la Cumuto Reserve sur laquelle ils construisent la base aérienne Waller et la base militaire Fort Reid. Ils reçoivent aussi la presque totalité de la péninsule d’Arima, les cinq îlots de quarantaine à l’extérieur de Port-of-Spain pour pouvoir amarrer leurs navires et même une zone récréative à l’est de l’île et des facilités dans le port de Port-of-Spain. Cependant, les quais de Port-of-Spain ne sont pas assez modernes pour permettre un déchargement efficace des navires et les Yankees décident de construire de nouveaux quais à l’ouest du port, la reliant presque jusqu’à la base navale de Chaguaramas.
La préparation pour la base commence le 1er mars, mais c’est seulement le 31 qu’ils en prennent formellement possession, après que les autorités coloniales aient délogés les habitants de la zone, et à la mi-décembre ce sont les habitants de Staubles Bay, Saline Bay, and Tetron Bay qui se voient interdire l’accès à leur plage et maisons de vacances, c’est ce qui arrive à la famille de Coudray dans le roman Rum and Coca-Cola.
Enfin, le 5 mai 1941, le premier contingent arrive, composé de 995 soldats, 6 officiers et 10 personnels civils. L’activité pour construire les bases et les divers équipements provoque un formidable appel d’air pour la main d’œuvre locale, mais aussi une forte pression sur les ressources et infrastructures de l’île. Les intellectuels, comme l’historien Eric Williams déplorent que les compensations pour les habitants expulsés soient trop faibles et que la présence des Yankees à Chaguaramas bloquent l’expansion naturelle de Port-of-Spain.
Curieusement, ces protestations sont aussi celles du gouverneur Young, toujours hostile à la présence des Yankees sur son sol, il multiplie alors les arguments et les réclamations tant auprès du gouvernement américain que du gouvernement britannique. Il fait remarquer que la rivière Aripo qui alimente la ville en eau potable n’est pas assez importante pour alimenter en même temps la base, il revient à son ancienne proposition d’un emplacement entre Port-of-Spain et San Fernando, mais les ingénieurs militaires étatsuniens font remarquer que le terrain qu’il propose est beaucoup moins adapté que Chaguarmas, enfin, il veut revenir sur les privilèges fiscaux accordés aux États-Unis à Trinidad qui privent la colonie de revenus. Finalement excédé par ses réclamations, le gouvernement britannique le rappelle en juin 1942 et le remplace par sir Bede Clifford, un autre fonctionnaire colonial ayant été gouverneur des Bahamas puis de l’île Maurice et beaucoup plus diplomate que son prédécesseur.

À partir de mai 1941, l’île est en plein chantier, non seulement pour la construction des bases, mais aussi pour la construction des infrastructures pour y accéder, l’une des plus connues et l’autoroute Churchill–Roosevelt (Churchill–Roosevelt Highway) dont la construction commence en décembre 1941 pour s’achever en mars 1942, soit moins quatre mois pour construire une autoroute d’une trentaine de kilomètres reliant le village de Barataria dans la banlieue est de Port-of-Spain à la base Wallers à Cumuto. Dans son roman A Brighter Sun (1952), Samuel Selvon montre comment la construction de cette route a bouleversé la vie des habitants de Barataria.
And they give them a better price
Cet investissement massif dans le développement des infrastructures tant militaires que civiles bouleverse le marche du travail de la colonie. Les salaires beaucoup plus élevés provoquent un appel des travailleurs vers les bases américaines, qui touche non seulement les ouvriers agricoles, mais aussi les petits fonctionnaires jusqu’aux instituteurs et aux policiers. Les grands propriétaires terriens dont les exploitations reposent sur une main d’œuvre très mal payée demandent que des mesures soient prises pour maintenir la force de travail sur place. Tous les moyens sont mis en œuvre pour limiter la fuite des travailleurs, notamment l’immigration d’habitants des autres îles colonisées par les Britanniques, notamment de Barbadiens dont un premier bateau arrive en mars 1942. cette arrivée de plus de deux mille travailleurs au total accroît les tensions qui existaient dès avant l’occupation entre les Trinidadiens et les Small Islanders.
Rapidement, se pose aussi pour les élites et la classe moyenne, le « Servant Problem ». En effet, les officiers étatsuniens ayant souvent l’habitude de loger en dehors de leur base et les bases elles-mêmes ayant besoin d’employés pour les travaux « féminins » (cuisine, ménage, blanchisserie) les servantes qui représentaient dans les années 30 près d’un tiers des salariées à Trinidad commencent à se rebeller contre le quasi-esclavage domestique qu’elles subissent de la part de leur Master ou leur Madam. Les journaux se remplissent de lettres et d’anecdotes évoquant la nouvelle insolence des domestiques, particulièrement des femmes.
C’est ce qu’exprime une « Celia Souffrante » venant de l’huppé quartier de St. Anns dans la Port-of-Spain Gazette du 13 novembre 1943. Malgré les hausses de salaires auxquelles elle a du consentir, les bonnes sont devenues insolentes et paresseuses, encore à prendre leur bain quand il est déjà l’heure de servir le petit déjeuner, prétendant n’ayant jamais le temps de repasser, mais utilisant l’électricité pour entretenir les vêtements de leur petit ami ou de leur famille et de plus prenant un malin plaisir à voir leur maîtresse travailler jusqu’à l’épuisement pendant qu’elles flânent aux alentours. Enfin, la plupart ont transformé leur chambre en maison de rendez-vous pour elles ou pour toute leur famille, même la plus lointaine.
They said that the Yankees treat them nice
Au-delà des jeunes filles, l’arrivée des étatsuniens bouleverse toute la société. Elle était dominée par une élite blanche britannique ou créole pour qui le maintien de la hiérarchie raciale était impérative. Cependant, cette hiérarchie s’appuyait sur une subtile échelle de couleur plaçant les familles créoles blanches d’origine française, espagnole ou britannique tout en haut et les originaires de l’Inde, appelés péjorativement coolies tout en bas. Ces frontières mouvantes permettent à certains de pouvoir s’élever au fils des générations dans la hiérarchie socio-raciale de la colonie et les contacts entre les différentes fractions de la société sont courants et quotidiens.
Au contraire les étatsuniens, peu au fait des subtiles nuances de couleur de la Caraïbe, appliquent souvent la One-drop rule et refusent de frayer avec les métis et personnes de couleurs qui constituent une part des élites trinidadiennes. Comme l’expliquait le docteur Louis Meikle, un Trinidadien ayant vécu aux États-Unis, dans un essai paru en 1912, Confederation of the British West Indies versus Annexation to the United States of America, discutant de la possibilité pour les colonies britanniques d’Amérique devenir une part des États-Unis d’Amérique : « Les Étatsuniens emploient le terme distinctif de « Blancs caribéens » [West IndianWhites] pour désigner ceux qui veulent paraître blancs, mais ne le sont pas ».
Cependant, la volonté partagée par les élites aussi bien coloniales qu’étatsuniennes de maintenir la suprématie blanche va se heurter à la réalité de fréquentation au quotidien entre militaires et locaux.
Both mothers and daughters / Working for their Yankee dollars
Dans son numéro du 11 mars 1943, la Port-of-Spain Gazette nous apprend que dans sa villa de vacances de la Pointe Cumana, c’est-à-dire le village qui se trouvait juste à l’entrée de la base de Chaguarmas, Beatrice Springer tenait une maison de rendez-vous entre trinidadiennes et soldats étatsuniens. Elle même issue d’un quartier plutôt aisé Port-of-Spain, elle n’hésitait à utiliser les lieux pour son usage exclusif et sa propre fille, pourtant elle aussi mariée, participait aussi à ce commerce. Lord Invader n’a pas eu à chercher bien loin son inspiration.
Globalement, l’arrivée des étatsuniens, souvent des hommes jeunes et célibataires bénéficiant d’un bien meilleur salaire que les locaux suscitent chez beaucoup de trinidadiennes le désir pour un Yankee. Ce désir était complexe, entre relation sincère et accord commercial. Par ailleurs, outre l’augmentation bien réelle du sexe tarifé, c’est aussi la hiérarchie raciale qui ordonnent les relations entre homme et femme qui est bouleversée. Les relations intimes entre hommes blancs et femmes de couleur ont toujours été courantes à Trinidad, mais restaient toujours les plus discrètes possibles. En s’affichant publiquement avec des femmes de couleurs, les soldats étatsuniens blancs vont susciter l’indignation des élites de la colonie.
Cette affaire est si préoccupante pour elles, qu’un véritable bureau de mise en relation est installé sous l’égide de l’United Service Organizations (USO) un organisme créé en février 1941 dans le but d’apporter aides sociales et distractions aux GI’s stationnés à l’étranger. Mme Fahey, une résidente britannique organise ainsi de nombreux évènement sociaux auxquels elle convie aussi bien de jeunes officiers que des jeunes filles de l’élite blanche, fournissant même à ces dernières des moyens de transport pour venir de chez elles et y retourner. Si cela peut apparaître comme une forme d’aliénation, certaines pouvaient aussi échapper ainsi l’atmosphère étouffante de la petite élite trinidadienne. C’est ce qu’éprouve le personnage d’Yvette du Coudray, jeune trentenaire d’une famille créole « française » de Trinidad dans le roman Rum and Coca Cola.

Cependant, malgré les efforts conjoints des autorités militaires étatsuniennes et coloniales britanniques, les relations entre soldats étatsuniens blancs et femmes de couleur de Trinidad ne cessent pas, bien au contraire, se pose rapidement la question des mariages, alors même que les mariages inter-raciaux sont proscrits dans un certain nombre d’états des États-Unis. Pour résoudre le problème, sans pour autant expliciter l’arrière-plan raciste de la mesure, il est décidé en avril 1942, en accord avec les autorités coloniales, que tous les militaires étatsuniens devaient obtenir l’accord de leur supérieur pour pouvoir se marier avec une étrangère, cette réglementation fut ensuite étendue à l’ensemble des forces étatsuniennes stationnées en dehors du territoire fédéral.
Mais les États-Unis n’envoyèrent pas que des soldats blancs, le 10 mai 1942, les deux mille cinq cents membres du 99th Coast Artillery Regiment, un régiment « coloré » spécialisé dans la guerre anti-sous-marins, arrivent à la base de Fort Read. Au contraire de leurs compagnons d’armes blancs, les Red Diamond Boys ne subissent pas de restriction à fréquenter les Trinidadiennes de couleur. Les succès féminins des soldats africains-américaines sont d’autant plus grands qu’ils ne subissent pas la restriction au mariage des blancs et peuvent donc encore plus facilement permettre aux Trinidadiennes en situation précaire d’échapper à leur condition.

De plus ces soldats sont casernés à proximité du quartier populaire de Laventille et la modeste barrière qui les sépare de la population n’est pas un obstacle aux rencontres et la presse locale, comme les journaux militaires rapportent de nombreuses histoires de soldats ayant fait le mur pour rencontrer des femmes du quartier et même au-delà. Certaines sont rocambolesques, comme celle de ce soldat revenant une nuit à la caserne en prétendant s’être fait voler son portefeuille et l’argent qu’il contenait par une « bande de robustes gaillards ». Le lendemain, une jolie jeune « squaw », comme le rapporte le Trinidad News Tips, le journal des forces armées étatsuniennes à Trinidad, ramène le portefeuille, sans l’argent. Comme conclut le journal, elle devait à elle toute seule représenter la bande de robustes gaillards.
Mais ce succès des soldats étatsuniens et particulièrement des africains américains est aussi source de tension avec la gent masculine de Trinidad. La presse se fait ainsi l’écho de rixes entre locaux et soldats étrangers, car tous les Trinidadiens n’ont pas le talent pour exprimer leur ressentiment par un calypso bien sonné. Ainsi le 16 avril 1943, de véritables combats de rue opposent plusieurs soldats du 99th à des hommes du quartier de Laventille, occasionnant plusieurs blessés, y compris parmi la police municipale venue pour rétablir l’ordre. Lors du procès militaire qui suivit, l’origine de l’accident semble avoir été dans l’agression d’un soldat étatsuniens par un homme du quartier ne supportant plus de voir sa petite amie tourner autour des soldats.
Il ne faudrait cependant pas faire des femmes de Trinidad de simples trophées des luttes masculines, certaines surent aussi utiliser leur position pour se défendre. Ainsi parmi les blessés de l’émeute du 16 avril, figurait un homme, notoirement connu comme un violeur, qui fut tabassé par les soldats suite à la désignation d’une de ses victimes. Une vengeance plus efficace qu’une justice coloniale dont une femme noire et pauvre du quartier de Laventille ne devait plus attendre grand-chose.
Le calypso dans l’ère du divertissement
Depuis de nombreuses années, Rum and Coca Cola est lu comme une critique de l’occupation étatsunienne de Trinidad, ce qu’il est incontestablement, mais nous ne devons pas oublier que c’est durant le carnaval de Port-of-Spain de 1943, c’est-à-dire dans des tents pleines de soldats étatsuniens qui le reprenne en chœur que Lord Invader remporte son succès initial. Le sous-texte anticolonial est clairement masqué par la modernisation du carnaval et de l’industrie du spectacle que connaît Trinidad avec l’arrivée des soldats venant du nord. Comme le racontent les anciens soldats en poste à Trinidad lors des procès pour plagiat opposant Morey Amsterdam à Lord Invader puis Lionel Belasco, Rum and Coca Cola fut un immense succès auprès des troupes étatsuniennes qui l’écoutent partout lors du carnaval de 1943.

Ce n’est pas un hasard, car en fait durant la période de l’occupation américaine, en respect pour l’effort de guerre des Britanniques, les traditionnelles festivités du Carnaval (Jouvert, Cambouley et autres défilés) furent suspendues par les autorités, cependant au vu de leur impact économique pour les commerçants qui les finançaient, les tents, ces salles de spectacles provisoires installées dans les rues de Port-of-Spain, furent autorisées. Bien entendu, comme pour tous les commerces de l’île, les principaux clients étaient les GI’s et le personnel des bases étatsuniennes. Comme le rappelle le jeune Lord Kitchener qui commence à cette période la carrière qui fit de lui l’un des plus grands artistes du genre : « Cela me semblait un rêve quand les Yankees étaient là… Oh, nous avons eu une période merveilleuse dans ce pays, avec de l’argent dans les tents… Je me revois chantant des calypsos dans les tents, et les Yankees voulaient juste sortir leurs dollars et les jeter aux chanteurs. » Et cette situation ne touchait pas que les plus grands comme Attila the Hun, Roaring Lion ou Lord Executor, mais aussi les artistes moins en vue, car comme le disait Douglas : « tout ti cannar ka bembem » [tous les petits canards se baignaient].
Land of the Calypso ?
Ce succès du calypso auprès des soldats étatsuniens donnent d’ailleurs l’idée à certains de monter un spectacle ayant l’ambition d’initier les soldats étatsuniens à la culture de Trinidad et particulièrement à son carnaval. Le 16 mai 1944, Tedd Joseph et Richard Knight proposent une revue musicale de trois heures et demie, Land of the Calypso, à l’Empire Theatre de Port-of-Spain. Les deux entrepreneurs de spectacle recrutent de nombreux calypsoniens pour animer les différents tableaux qui illustrent les différentes étapes traditionnelles du carnaval de Trinidad, du J’ouvert au Las’ Lap et faire découvrir les traditions de Trinidad au public étatsuniens. Pour s’assurer de l’authenticité du spectacle, ils s’appuye aussi sur deux trinidadiens : Albert Gomes, une des figures du mouvement nationaliste trinidadien, rédacteur du People le magazine le plus important de l’époque et Charles Espinet, éditeur au Trinidad Guardian et musicologue amateur.
La réception de ce spectacle, pensé pour une audience étatsunienne est cependant bien accueillie par les trinidadiens, l’écrivain Alfred Mendes, affirmant qu’il s’agit d’un « Real McCoy » de la culture trinidadienne. Quelques-uns, comme Jean de Boissiere, père de Ralph et membre du conseil législatif, sont au contraire très critiques, il affirme ainsi que le spectacle est abyssalement inauthentique, donnant plus une idée de la culture trinidadienne qu’un portrait honnête.
La réception de Land of the Calypso illustre bien le réajustement de la définition de la culture trinidadienne qui a lieu pendant l’occupation étatsunienne. Le calypso jusque dans les années 30 est un genre largement méprisé par les élites intellectuelles et sociales de la colonie, mais il commence à partir de cette période à être considéré comme l’expression la plus authentique de la « culture trinidadienne » qui cherche à se distinguer de celle du colon britannique.
Ces débats vont prendre un nouvel élan quand l’historien et folkloriste saint-lucien, Harold Simmons propose de travailler sur les origines du calypso, car pour lui, les antillais ont besoin de comprendre leurs propres traditions musicales et autant que la littérature, si ce n’est plus, la musique est dans la Caraïbe l’une des expressions les plus authentiques de la culture antillaise.
Cette proposition de débat, publiée dans le Trinidad Guardian du 27 février 1943 déclenche un important débat parmi les intellectuels trinidadiens. L’un des premiers à répondre est Edric Connor, un chanteur et acteur qui travaille à l’époque à la construction de la base navale de Chaguarmas, il affirme que le calypso est essentiellement l’expression de la résistance des africains déportés dans les Amériques, avançant même l’idée que le terme calypso dérive de kaiso, un terme Ibibio ou Efik signifiant « Bien fait ! » et que les premiers calypsoniens qui accompagnaient les traditionnels combats au bâton du xixe siècle utilisaient pour souligner un beau coup.
À l’opposé de Connor, Max Farquhar, chanoine de la cathédrale anglicane de Port-of-Spain, est choqué de voir que le public approuve bruyamment un passage de Land of the Calypso une vieille chanson célébrant un complot d’esclave pour tuer leurs maîtres blancs. Il estime cette attitude contraire à l’esprit généreux qui est l’instinct naturel des afro-descendants. Pour lui, il est indispensable que les afro-descendants s’imprègnent du meilleur de la culture européenne.
Tous ces débats poussent Charles Espinet, qui avait contribué au livret de Land of the Calypso, à publier en collaboration avec l’homme de spectacle Harry Pitts un ouvrage titré Land of the calypso : the origin and development of Trinidad’s folk song (Port-of-Spain, 1944). Les deux auteurs, l’un métis et l’autre afro-descendant, y défendent l’idée d’une identité trinidadienne inclusive et profondément métisse, nous pourrions dire « créole ». Cependant, cette identité est aveugle à la présence indo-trinidadienne qui représentait pourtant un bon tiers de la population, mais surtout présent dans les campagnes, quand le calypso est surtout un genre urbain.
Au-delà de ces discussions d’intellectuels, ce sont aussi des gestes concrets qui manifestent l’intégration du calypso à la société trinidadienne. Le patronnage des étatsuniens permet des gestes inouïs, comme la présence du gouverneur Young dans une tent de carnaval lors de la saison 1942. Mais surtout, beaucoup de commerçants et d’homme d’affaires, comme Mohammed Khan, comprennent que les tents, le carnaval et le calypso en général peuvent devenir le moteur d’un vrai développement du tourisme à Trinidad et une importante source de revenus, mais à condition de l’adapter au goût yankee. Cette adaptation qui consistaient aussi une ouverture à de nouvelles sonorités et à de nouveaux rythmes permit à une nouvelle génération de calypsoniens d’émerger : Mighty Spoiler, Lord Melody ou bien sûr Lord Kitchener dont la carrière commence à décoller à la fin de cette période. Cependant, certains comme le journaliste Albert Gomes regrettent que le calypso en se « croonerisant » perde peu à peu de son authenticité.

Mais c’est sous cette forme modernisée que le calypso commence une carrière internationale qui s’illustre par le succès de Rum and Coca-Cola, mais aussi le départ de nombreux calypsoniens aux États-Unis et au Royaume-Uni où ils remportent d’importants succès, puis les nombreux succès d’Harry Belafonte qui firent connaître et apprécier le calypso dans le monde entier.
Yankees go home
Après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la présence massive des troupes américaines à Trinidad perd tout intérêt militaire et dès 1947, l’ensemble des installations militaires est évacué, tout en restant officiellement sous la juridiction des États-Unis. La reconquête des terrains occupés devient alors un enjeu symbolique majeur dans la conquête par Trinidad de son indépendance et un moteur de la mobilisation nationale qui se construit alors autour du People’s National Movement d’Eric Williams dans les années 60. Dans les années 70, les États-Unis remettent peu à peu l’ensemble des terrains aux autorités du nouvel état, le dernier étant restitué en 1977. C’est symboliquement à Chaguarmas, revenu sous juridiction trinidadienne qu’est signé le 4 juillet 1973 le traité entre Barbade, Guyana, Jamaïque et Trinidad-et-Tobago instaurant la Communauté caraïbe. (Caricom).
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