Rum, Coca Cola et modernité (2) : une musique qui vient de loin…

Comme nous l’avons vu dans une première partie (cf. : Rum, Coca Cola et modernité (1) : un succès volé), les paroles de Rum and Coca-Cola valurent un procès à leur auteur officiel et à son éditeur, mais la musique leur valut un second procès. Ils durent à cette occasion affronter un des meilleurs avocat du barreau de New York, Louis Nizer, qui représentait Lionel Belasco, un des premiers calypsoniens à utiliser la législation sur le copyright qui contribua considérablement à moderniser le marché de la musique à Trinidad.

Lionel Belasco, un calypsonien moderne

Notre histoire commence quand Maurice Baron, un français devenu éditeur de musique après une longue carrière de compositeur de musique de films, vient voir son ami, l’avocat Louis Nizer qui avait déjà arrangé pour lui des procès en plagiat. En 1943, Maurice Baron avait publié un recueil de partitions, Calypso songs of the West Indies, écrits par Lionel Belasco pour les partitions et Massie Paterson pour les paroles.

Le compositeur, Lionel Belasco, est né d’un père sépharade, Butin Belasco, un petit commerçant qui jouait du piano et du violon en amateur et d’une métisse créole de Barbade, qui jouait de l’orgue à l’église catholique St Patrick de Newtown à Port-of-Spain. Curieusement la date comme le lieu exact de sa naissance reste encore l’objet de controverses, mais beaucoup s’accordent pour dire qu’il serait né à Caracas en 1882.

Lionel Belasco

Il passe son enfance entre le Venezuela et Trinidad et contrairement à de nombreux calypsoniens issus des classes les plus modestes de Trinidad, il appartient à la bourgeoisie créole et métisse, sa sœur épouse ainsi le dentiste en chef de Port-of-Spain. Durant son enfance, sa mère lui enseigne le piano et les compositeurs européens classiques.

Il fait parti des pionners du cinéma à Trinidad en jouant dans la salle des frères Davis, le London Electric Theater à Woodbrok, un faubourg de Port-of-Spain.

Il a eu un rôle capital de lien entre les calypsoniens de Trinidad et le marché états-uniens. Il avait ainsi pour habitude de venir à Trinidad lors de la période du carnaval pour écouter les meilleurs calypsos et après avoir persuadé les artistes de lui vendre leur chanson, il retournait aux États-Unis pour les enregistrer comme ses propres créations après les avoir retravaillées.

À cause de ces pratiques que l’actuel droit de la propriété intellectuelle réprouve, Lionel Belasco fut ainsi l’un des principaux passeurs du Calypso dans la culture états-unienne, le faisant sortir du ghetto des immigrants caribéens pour le faire connaître aussi bien par les africains américains que par les blancs. Pendant la Première Guerre Mondiale, il enregistre ses premiers disques de calypso pour la firme Victor (« His Master’s Voice ») puis il ouvre un magasin de piano à Harlem au début des années 30 avant de retourner à Port-of-Spain pour ouvrir un cinéma, mais ce dernier projet échoue et à la fin des années 30, Belasco est de retour aux États-Unis pour une tournée avec la soprano Massie Patterson, une chanteuse trinidadienne qui profite elle aussi de la vogue du calypso à cette époque aux États-Unis.

C’est alors qu’ils rencontrent Maurice Baron qui leur propose de publier un recueil de chansons des Antilles. C’est ainsi qu’en 1943, paraît, Calypso songs of the West Indies aux éditions Maurice Baron, les partitions sont de Lionel Belasco arrangée par Maurice Baron, les paroles traduites depuis le créole de Trinidad par Massie Patterson et Olga Paul. Parmi les calypsos, il y a la partition de la chanson L’Année passée, qui s’inspire d’un fait divers retentissant à Port-of-Spain au début du siècle, celui de Mathilda Soye, une jeune fille d’une bonne famille de la ville qui avait été séduite puis abandonnée enceinte par un voyou de la rue. Cette chanson eut un certain succès en 1906 avant de retomber dans l’oubli.

Muni de cet ouvrage, Maurice Baron prend rendez-vous avec le célèbre avocat Louis Nizer. Ce dernier est alors l’un des avocats les plus connus de New York et il a déjà été en contact avec Maurice Baron qui lui avait servi de témoin et d’expert d’en d’autres affaires de plagiats musicaux. Les deux préparent minutieusement leur défense, notamment par la qualité des témoins qu’ils convoquent à la barre. Leur but est de convaincre que Lionel Belasco est bien l’auteur en 1906 de la partition de L’Année passée, retouchée par Maurice Baron en 1943.

Baron vs. Feist

Quand le procès s’ouvre, les deux partis sont prêts. Le premier témoin que Nizer convoque est Gerald Clark, le leader des Caribbean Serenaders, un groupe de calypso qui eut un certain succès avant la Seconde Guerre Mondiale à New York. Clark est né à Trinidad en 1899, mais arrive aux États-Unis en 1927 où il suit des études à l’Université Howard tout en enregistrant de nombreux calypsos soit sous son nom propre, soit en accompagnant d’autres artistes venus à New York pour enregistrer. Par ailleurs, c’est aussi un ami de Lionel Belasco près de chez qui il vivait quand ils habitaient tous les deux Port-of-Spain au début du xxe siècle. Devant le tribunal, il certifie avoir entendu L’Année passée en 1906, au moment où Belasco la compose. Malgré les efforts d’Abeles, l’avocat de Léo Feist, pour lui faire avouer qu’il avait été informé de cela en préparant l’audition avec Louis Nizer, Clarck ne change pas sa version.

Le second témoin appelé par Nizer est le docteur Walter Merrick. En plus de son travail à l’hôpital de Harlem, ce natif de Saint-Vincent avait fui l’éruption de 1902 de la Souffrière pour trouver refuge avec ses parent à Trinidad et Tobago où il était devenu un ami de Lionel Belasco. Il avait ensuite étudié la médecine aux États-Unis et en Angleterre tout en étudiant la musique en parallèle et en enregistrant plusieurs disques de calypso. Il a aussi donné des conférences sur le calypso aux États-Unis. Lui aussi certifie de façon extrêmement précise « deux ans avant son entrée au lycée » que c’est en 1906 que Belasco compose L’Année passée. Cette date est confirmée par le troisième témoin, James Francis Minerve, né en 1882 à Trinidad mais ayant émigré aux États-Unis.

Le quatrième témoin a été convoqué par la défense de Léo Feist, il s’agit d’un calypsonien de la toute première génération, né en 1878, peut être à Laventille, le quartier populaire qui a donné tant de musiciens au calypso, sous le nom de Felix Garcia. Ses parents étaient d’origine vénézuélienne ou portugaise et il a vécu la majorité de sa vie dans le quartier de St Barbs à Port-of-Spain. Il reçoit une bonne éducation au sein du St-Mary College ou du Queens College. Ses talents d’improvisateur lors des « picong » ou batailles de calypso, l’équivalent des battles dans le hip hop et sa capacité à chanter aussi bien en créole qu’en anglais ou en espagnol en font rapidement un artiste de premier plan sur la scène calypsonienne ou il est surnommé « Lord Executor » depuis ses débuts en 1905. Il connaît le zénith de sa carrière entre les années 1910 et les années 30 et à la fin de ces dernières, il enregistre même plusieurs disques à New York pour le compte du label Decca.

Cependant dans les années 40, son heure de gloire est passée et il commence à avoir des problèmes de santé, notamment de vue, ce qui explique que la défense de Léo Feist ne peut le faire venir témoigner à New York. Cependant dans une déposition sous serment lue devant la cour, il affirme avoir déjà entendue la mélodie L’année passée en 1893, soit treize avant que Lionel Belasco l’ait officiellement composée. Ce témoignage avait beaucoup de poids, car Lord Executor était connu pour être un grand connaisseur de l’histoire du calypso de part sa longue carrière commencée à la toute fin du dix-neuvième siècle lui avait permis de connaître les chanteurs les plus anciens de l’île.

Lord Executor (2e en partant de la droite) à la fin des années 40

Ses problèmes de santé avait affecté non seulement sa vue, mais aussi son esprit. D’ailleurs pour minimiser la force de ce témoignage, Louis Nizer fait réinterroger Gerald Clark, qui connaît bien Lord Executor pour avoir enregistré avec lui à New York. Clark déclare être retourné récemment à Trinidad et y avoir rencontré Executor. Il le décrit alors comme un « clochard » à l’esprit incohérent. Il est vrai qu’il vivait principalement de la charité de ses amis, mais il se produisait encore dans les tents durant le carnaval, cependant, sans connaître le même succès que vingt ans auparavant.

Mais, plus que les témoignages et les souvenirs plus ou moins anciens, c’est la démonstration au piano de Maurice Baron qui emporte la conviction du juge. Le compositeur et éditeur montre de façon éclatante que les deux mélodies étaient bien trop proches pour qu’il s’agisse de coïncidences et comme l’écrit Louis Nizier, « la coïncidence est l’ennemi dans les procès en plagiat ». Maurice Baron démontra que sur les trente-six notes de la mélodie de Rum and Coca-Cola, trente étaient identiques et dans le même ordre que celles de L’Année passée.

Paul Baron, l’arrangeur de Rum and Coca Cola, essaya d’expliquer qu’il s’était inspiré d’une chanson traditionnelle de Barbade, King Ja Ja, qui raconte l’histoire du roi Jaja d’Opobo, un souverain africain vaincu par les britanniques en 1887 et exilé pendant plusieurs années à Barbade. La mélodie du refrain de cette chanson est effectivement proche de celle de L’Année passée, mais Paul Baron avait du mal a expliqué comment il a pu s’inspirer d’une chanson dont personne ne lui avait parler et pas d’une autre dont il était évident que Moray Amsterdam l’avait entendue à Trinidad.

The Barbados Folk Singers – King Ja Ja

Le jugement est finalement rendu le 16 mars 1949. Il confirme bien que le copyright de Leo Feist enfreint celui de Maurice Baron et Lionel Belasco et fait donc de ce dernier l’auteur officiel de la mélodie, du moins du point de vue de la justice. Un arrangement ultérieur entre les différents protagoniste de l’affaire permis ensuite à Leo Feist de garder le copyright et donc à Columbia d’en être toujours le propriétaire.

Cependant la vérité judiciaire n’est peut-être pas toute la vérité

Un verdict qui ne dit pas tout…

Patrick « Chiney » Jones, un chanteur de calypso du tournant entre le 19e et le 20e, de ceux qui accompagnait les groupes carnavalesques et que l’on appellait chantwell, affirme dans un entretien avec le chercheur Emery Cook que L’Année passée était chantée bien avant 1906 dans les rues de Trinidad et que cette chanson, comme bien d’autres venait de Martinique.

Cette origine martiniquaise de la chanson et de la mélodie est aussi affirmé par Raymond Quevedo, un historien de l’histoire du calypso qui fut aussi élu au conseil législatif de Trinidad et surtout connu une importante carrière de calypsonien sous le nom d’Attila The Hun. Il l’écrit notamment dans son ouvrage Atilla’s Kaiso : A Short History of Trinidad Calypso paru en 1983. Il date même son arrivée avant 1890 à Trinidad.

En effet, pratiquement jusqu’à la fin du 19e siècle, la société trinidadienne est encore très marquée par une présence française venant de Martinique, de Guadeloupe ou de Saint-Domingue et le créole des petites Antilles y était la langue vernaculaire, bien plus que l’anglais, langue de l’administration coloniale. En 1825, on estimait ainsi le « French party » à presque trente-six milles personnes contre six milles seulement pour l’« English Party » et Lord Executor, dans un témoignage remarque qu’avant les années 1900, la bonne société trinidadienne écoutait beaucoup de musique venant de Martinique.

De plus, l’histoire de Mathilda Soye ne semble pas avoir d’existence en dehors du témoignage de Lionel Belasco et des témoins convoqués par sa défense lors du procès. Il est donc plus vraisemblable d’imaginer que l’origine de la mélodie de Rum And Coca-Cola se trouve quelque part en Martinique. Et si Lord Invador s’en est servie pour sa propre chanson, c’est qu’elle était encore bien connue à cette époque. Plutôt que du talent de Lionel Belasco, c’est bien plus de Martinique et sans doute de Saint-Pierre, capitale culturelle et économique de l’île, que vient cet air célèbre.

L’Année Passée
(par Massie Patterson et Lionel Belasco)

L’année passée moen té yon fille,
Moen té yon fille L’en caille mama moen,
L’année cela moen c’est yon femme
Moen c’est un’ femme a sur la rue.-

Femme la se-coué corps moen ké baou,
Femme la se-coué corps moen ké baou,
Femme la se-coué moen ké baou,
Moen ké baou moen ké baou
Tout ça qui doux.

Temps Martinique té pris du fé
Yo té cherché Man o’ Wa’,
Pour sauvéces Mart’niquens
Pour mené yo Port-d’Espagne.

Sources

Birth, Kevin K., Bacchanalian Sentiments: Musical Experiences and Political Counterpoints in Trinidad (Duke University Press, 2008)

Bissessarsingh, Angelo, ‘Belasco, Lionel “Lanky” (1881–1967) [Belasco, Lionel “Lanky”]’, in Dictionary of Caribbean and Afro–Latin American Biography (Oxford University Press, 2016)

Brown, Ernest D., ‘Carnival, Calypso, and Steelband in Trinidad’, The Black Perspective in Music, 18.1/2 (1990), 81–100

Cowley, John, Carnival, Canboulay, and calypso: traditions in the making (Cambridge: Cambridge University Press, 1996)

Hill, Donald R., Calypso calaloo: early carnival music in Trinidad (Gainesville, Etats-Unis d’Amérique: University press of Florida, 1993)

‘MAURICE BARON, COMPOSER, DEAD; Radio City Conductor Wrote Many Scores for Films’, The New York Times, 9 September 1964

Nizer, Louis, My life in court (Garden City, N.Y.: Doubleday & Co., 1961)

Patterson, Massie, and Lionel Belasco, Calypso songs of the West Indies (New York, N.Y.: M. Baron Co., 1943)

Rohlehr, Gordon, Calypso and society in pre-independence Trinidad (Port of Spain, Trinité-et-Tobago: Rohlehr, 1990)

Smith, Angela, Steel Drums and Steelbands : A History (Lanham: Scarecrow Press, 2012)

Sylvester, Meagan, Fabien Alfonso, and Heather Baldwin McDowell, ‘An Era Re-Visited: Trinidad & Tobago’s Indigenous Calypso Music – First Recordings, First Live Performances, First Music Publishing, and First Recordings on Film from 1900-1950’, ARSC Journal, 44.2 (2013), 201–16

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