Frédéric Régent. Libres de couleur : Les affranchis et leurs descendants en terres d’esclavage, XIVe-XIXe siècle. Tallandier, Paris : 2023

En réalisant une première synthèse en français sur la situation des affranchis et libres de couleur dans les sociétés coloniales, Frédéric Régent comble un vide. Comme il le souligne, ces populations ont jusqu’à présent été ignorée du grand public, mais pas de la recherche comme le montre la vaste bibliographie qu’il mobilise, alors même que leur existence même, interrogent les représentations en blanc et noir que l’on peut avoir des société coloniales esclavagistes du XIVe au XIXe siècle. Par ailleurs l’étude de ces populations permet de comprendre la naissance du racisme contemporain, en effet les libres de couleurs sont les premiers à subir une discrimination fondée non pas sur le statut légal, mais sur leur couleur.

L’héritage de la péninsule ibérique

C’est par une présentation de l’esclavage et de la situation des esclavagisés dans la péninsule ibérique et dans le sud ce l’Italie alors sous juridiction de la Couronne d’Aragon que commence Frédéric Régent. On y apprend que l’esclavage est un fait massif et avec la Reconquête des territoires musulmans par les armées chrétiennes, de plus en plus important, ainsi certains quartiers de Séville comptent plus de 10 % d’esclaves à la fin du xve siècle. Ces populations réduites en servitude peuvent aussi bien venir de l’Afrique sub-saharienne que des territoires européens de l’Empire ottoman. Les procédures d’affranchissement dans les couronnes ibériques sont alors relativement légères et une simple déclaration devant notaire suffit pour affranchir un esclave. Cependant, les historiens constatent que tous les esclaves ne sont pas traités à la même enseigne, la couleur de peau et la religion peuvent faciliter ou retarder cet affranchissement. De plus, quand la plupart des affranchis peuvent finir par se fondre dans la population, certains, comme les Tartares ou les Africains ont des traits physiques les désignant comme affranchis ou descendants d’esclave.

Cet héritage juridique et social est transporté vers les Amériques dès le début de leur conquête par les européens. Christophe Colomb envisage d’ailleurs de ramener en Europe des amérindiens pour les vendre et financer ainsi ses expéditions. Le premier envoi massif d’amérindiens mis en servitude à lieu le 24 février 1495 avec le départ d’un convoi de cinq cents autochtones d’Hispaniola sous le commandement d’Antonio de Torres, mais deux cents meurent avant d’arriver à Cadix. Rapidement, c’est la mise en servitude sur place des amérindiens, considérés comme des prisonniers de guerre non-chrétiens, qui permet une première exploitation des nouvelles terres découvertes. L’effondrement démographique des amérindiens nécessite pourtant de trouver une nouvelle source de main d’œuvre alors que la culture du sucre dans les îles et la mine sur le continent deviennent les principales sources de richesses des Empires ibériques. Ils sont alors remplacés par les africains, qui après un premier temps ou le passage se fait par la Péninsule ibérique avant de rejoindre les colonies d’Amérique, sont directement convoyés d’Afrique vers les Amériques.

En même temps que les esclaves, la législation ibérique s’exporte et s’implante dans les nouveaux Royaumes des couronnes d’Espagne. Les affranchissements sont alors relativement libéraux, la simple reconnaissance pour service rendu par l’esclave à son maître peut suffire et l’auto-rachat par l’esclavagisé et même favorisé avec la mise en place des 1526, de grilles de tarifs fixées par les autorités coloniales en fonction de l’âge et des compétences des esclaves. Ce régime relativement libéral conduit assez rapidement à l’apparition d’une nouvelle catégorie dans la population, celle des libres de couleurs. Ces libres de couleur sont aussi bien issus d’affranchissements que des unions entre maîtres et esclaves. En 1581 à Porto Rico, ils sont pour la première fois comptés à part de la population d’origine européenne.

Les sociétés esclavagistes et coloniales

Après un premier temps dans les sociétés coloniales modernes en Amériques où le préjugé de couleur semble absent, il apparaît peu à peu à mesure de l’augmentation de la population des libres de couleur. Il se manifestent par des lois somptuaires limitant leur liberté de s’habiller selon leur goût, en particulier pour les femmes, mais aussi par une obligation générale de respect envers leur anciens maîtres, puis tous les blancs en général de la part des affranchis et de leurs descendants. Au cours du XVIIIe, aussi bien les colonies françaises qu’anglaises voient se durcir les conditions de vie des mulâtres. Ainsi l’enfant métis d’une femme blanche célibataire est-il tenu d’être domestique jusqu’à l’âge de trente ans en Virginie. En parallèle, la liberté pour les maîtres d’affranchir leurs esclaves est de plus en plus contrôlée, taxée et limitée par les autorités coloniales.

Cependant tout ces efforts aussi bien des métropoles que des assemblées locales, qui, quand elles existent, sont la plupart du temps dominées par les blancs, la population des libres de couleurs ne cessent de croître dans l’ensemble des colonies. C’est particulièrement le cas dans les villes du Nouveau Monde, où ils peuvent arriver à représenter plus de la moitié des propriétaires, comme à Saint-Marc peu avant l’indépendance d’Haïti. Ils sont très présents dans le domaine de l’artisanat, au point qu’en 1833, un archidiacre de l’île de Barbade se plaint qu’ils aient chassé les blancs de tous les métiers nécessitant des compétences et un effort continu. A la campagne, bien que moins nombreux qu’en ville, les libres de couleurs peuvent être de petits propriétaires, souvent possesseurs d’un ou plusieurs esclaves. Enfin, il existe des parcours de réussite exceptionnels comme Augustin Rascon, reçu à la cour de vice-roi de Nouvelle-Espagne ou le chevalier de Saint-Georges devenu une figure de la Révolution française.

Au fur et à mesure que la population des Libres de couleur croient la diversité de leur situation sociale grandit. Au cours du XVIIIe, ils sont peu à peu recensés à part des blancs, mais les autorités se trouvent confrontées à des difficulté de classement de individus, certains essayent de définir les blancs et comme le souligne Frédéric Régent :

« La couleur de peau, désormais, est aussi une construction sociale. »

Dans les colonies espagnoles comme anglaises, des procédures juridiques sont instaurés pour garantir la qualité de blanc et échapper aux mesures discriminatoires qui ce sont mises en place envers les affranchis et leurs descendants. Les gracias al sacar (remerciements d’en être sorti) dans le monde hispanique sont assez libéralement accordées en échange d’une redevance au pouvoir royale. Les private bills sont accordés dans les colonies britanniques par les Assemblées locales et permettent aux mulâtre de jouir des privilèges des blancs, mais souvent à la condition de s’unir à des blancs. Les colonies françaises ne connaissent pas de telles procédures légales et la réputation de blanc est l’objet de combat, notamment pour les places et les honneurs, donnant alors lieu à des procès devant les autorités royales. Mais Frédéric Régent, dans ses travaux sur la Guadeloupe, montre que la qualité de blanc est accordée à des individus dont la généalogie comporte des ancêtres des couleurs.

Révolutions, libérations et réactions

Depuis les débuts de la colonisation européenne aux Amériques, les nécessités de la défense ont obligés les autorités coloniales à armer les libres de couleur, voir les esclaves, au risque de la subversion de l’ordre social. Comment maintenir dans une situation d’infériorité sociale ceux qui se révèlent indispensable au maintien de l’ordre ? Plutôt qu’une doctrine assumée, c’est l’improvisation qui règne, ainsi les Anglais créent une milice de libres de couleurs pour lutter contre des incursions espagnoles au nord de l’île en 1663 avant de dissoudre le régiment l’année suivante. Une autre compagnie est créée dans les années 1730 pour lutter contre les noirs marrons.

Mais le déclenchement de la Révolution américaine en 1776 bouleverse cet ordre, du côté des Loyalistes comme de celui des Patriotes, les nécessités de la lutte obligent rapidement les autorités à devoir recruter des libres de couleurs ou des esclaves. La promesse d’affranchissement est alors souvent utilisées par un camp comme par l’autre pour inciter à l’enrôlement, mais les autorités doivent aussi affronter les craintes des propriétaires esclavagistes de voir leur esclaves tourner leurs armes contre eux. Si les colonies du nord finissent pas recruter des régiments de noirs, allant jusqu’à acheter des esclavagisés pour ça, ceux du sud, comme les Carolines ou la Géorgie s’y refusent catégoriquement. Au total sur les deux cent milles combattants pour la cause de l’Indépendance, environ cinq milles sont des personnes de couleurs.

Après la guerre d’Indépendance américaine, La Révolution française et ses conséquences dans la Caraïbe est le début d’une nouvelle période dans la situation des libres de couleurs, d’abord partisan, au même titre que les blancs d’un maintien du système esclavagiste, ils réclament cependant, l’égalité de traitement entre les hommes libres, quelques soient leur couleur. Malgré de nombreuses pétitions et actions des libres de couleurs qui parviennent à se faire entendre jusqu’à Paris. Au final, la révolte des esclaves et la guerre entre la France, l’Angleterre et l’Espagne pousse les représentants en mission à Saint-Domingue à proclamer l’abolition de l’esclavage en 1793, avant que la Convention ne l’étende à l’ensemble des colonies françaises en 1794.

Après la période révolutionnaire, le retour de bâton est terrible pour les libres de couleurs. Ainsi, alors qu’ils eurent un rôle important dans les guerres d’indépendance hispano-américaine, ils sont souvent condamnés par crainte d’une pardocratie (domination des métis), l’un des exemples est l’amiral José Padilla, vainqueur de la bataille de Maracaibo, accusé de vouloir renverser la jeune République de Colombie. Dans les colonies françaises, le rétablissement de l’esclavage est particulièrement violent et les libres de couleurs se voient privés d’un certain nombre de droits qu’ils avaient acquis à la période précédente (celui de témoigner en justice contre un blanc par exemple) et des mesures du même ordre sont prises dans les colonies britanniques.

Cependant, ces mesures n’empêchent pas la population des libres de couleurs de croître dans presque tous les territoires. Peu à peu, pour pouvoir maintenir le système esclavagistes, les autorités blanches ou coloniales sont bien obligés de répondre à la demande des libres de couleurs qui ne cessent de revendiquer leurs droits, comme par exemple en Jamaïque en 1816, où deux milles sept cents libres de couleur pétitionne à l’Assemblé pour obtenir l’égalité des droits. Des avancées finissent par être obtenues, mais face à la lenteur des réformes, beaucoup de ses libres de couleurs deviennent des acteurs de la lutte abolitionniste, la liant avec le combat anti-ségrégationniste. Contribuant ainsi, avec les luttes des esclaves et le soutien des abolitionnistes blancs aux différentes abolitions de l’esclavage qui s’étalent jusqu’en 1888 au Brésil.

Avec un parcours commencé dans la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle et achevé au Brésil à la fin du XIXe, Frédéric Régent brosse un vaste tableau de la situation des affranchis et libres de couleur en terre d’esclavage. Cette fresque historique nous fait beaucoup voyager, mais dans une trame chronologique assez bien tenue où la dynamique générale est clairement exposée on saute souvent d’un territoire à l’autre, sans que chacune des situations particulière ne soient approfondies, ce qui peut être frustrant pour le lecteur voulant en savoir plus. De plus, il faut peut-être ici blâmer l’éditeur, des références données en notes ne sont pas reprises dans la bibliographie en fin de volume, rendant plus compliquée la recherche.

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