Frank Moya Pons. Historia del Caribe : Azúcar y plantaciones en el mundo atlántico. Editora Búho, Santo Domingo : 2008

Frank Moya Pons est sans aucun doute l’historien dominicain le plus reconnu, enseignant aussi bien aux États-Unis que dans son pays. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de son pays et fut président de la Société dominicaine de bibliophilie de 1978 à 1989 et président de l’Académie dominicaine d’histoire de 2010 à 2013. Avec cet ouvrage, d’abord publié en anglais en 2007 (Markus Wiener Publisher), il propose une histoire des îles de la Caraïbe en prenant pour fil conducteur la plantation sucrière, comme moteur de la colonisation qui relie les rives de l’Atlantique.

Les quatre premiers chapitres retracent les premiers temps de l’histoire de la Caraïbe avec l’arrivée des Européens, les débuts de la colonisation espagnole basée sur l’extraction de l’or et le système de l’encomiendas. Dès ce moment, des exploitations sucrières se mettent en place et rapidement, elles s’appuient sur le travail servile, d’abord des Amérindiens, puis des Africains déportés. Cependant, le sucre est alors en concurrence avec d’autres cultures, comme le gingembre ou l’indigo, et c’est au Brésil que se mettent peu à peu en place les techniques modernes de fabrication du sucre.

Durant cette période, c’est le tabac qui est le produit phare de la colonisation dans la Caraïbe et pousse les Français et les Anglais, suivis par les autres nations européennes à s’installer dans les îles et particulièrement dans les petites Antilles abandonnées par les Espagnols aux Caraïbes. L’autre motivation de l’installation des Européens et la possibilité de mener la guerre de course contre les navires espagnols chargé de ramener en Europe l’or et l’argent extrait des mines d’Amérique. Rapidement, les corsaires se détachent de leurs donneurs d’ordre et deviennent les pirates qui vont créer de véritables sociétés sur certaines îles de la Caraïbe, au point de pousser les nations européennes à s’unir contre eux.

Le point de bascule de l’histoire de la Caraïbe reste la révolution sucrière à partir de 1654, quand les Portugais expulsent les Hollandais du Brésil. Ces derniers vont alors se répandre dans toutes les petites Antilles, apportant avec eux le savoir faire permettant de faire du sucre de façon massive. Ils vont d’abord venir à Barbade, puis en Martinique. C’est ainsi que se met en place toute une économie sucrière appuyée sur la traite atlantique de travailleurs africains déportés et réduit en esclavage.

Frank Moya Pons consacre ensuite six chapitres à l’économie sucrière de la Caraïbe jusqu’à la Révolution française. Cela lui permet de montrer la pauvreté relative des colonies espagnoles qui n’entrèrent jamais dans cette économie sucrière et la richesse exponentielle des colonies anglaises, à commencer par Barbade puis la Jamaïque et surtout française, avec la Martinique et l’émergence de Saint-Domingue sur la partie occidentale d’Hispaniola qui devient en quelques années la colonie la plus riche du monde. Les circuits financiers et commerciaux qui permettent à cette économie de prospérer sont précisément décrits, ainsi que les mesures de protectionnisme qui permettent aux États européens de contrôler le marché. Un des intérêts de l’ouvrage est d’ailleurs de montrer que si les États s’opposent, les colons présents dans la Caraïbe collaborent souvent pour permettre l’extension de la plantation sucrière et ses formidables revenus à des territoires qui étaient jusqu’à présent épargnés.

Mais deux évènements ébranlent ce système relativement intégré, la Guerre d’indépendance américain puis la Révolution française et les guerres qui la suivent. Pendant cette période à laquelle un chapitre entier, le onzième, est consacré, deux évènements bouleversent complètement la Caraïbe et son histoire, la révolution haïtienne qui se conclut par l’indépendance de Saint-Domingue et l’effondrement de son économie sucrière et l’apparition du sucre de betterave comme principal concurrent du sucre de canne.

Les huit derniers chapitres montrent la montée en puissance des États-Unis qui deviennent peu à peu l’acteur majeur de l’économie caribéenne, Tout d’abord en menant une guerre commerciale contre l’Angleterre qui prive peu à peu les Antilles anglaises de leur principal débouché et source d’approvisionnement. Il montre aussi comment l’abolition de la traite est issue de l’alliance entre les abolitionnistes, souvent d’inspiration chrétienne évangélique, et les propriétaires absentéistes des plantations des vieilles colonies anglaises, au premier lieu Barbade, qui veulent éviter que les nouvelles conquêtes du Royaume-Uni (Sainte-Lucie, Trinité ou le Guyana) voient se développer de nouveau territoires sucriers qui pourraient les concurrencer.

Mais ce qui a surtout fragilisé les territoires des Caraïbes, c’est la fermeture progressive du marché européen ou le sucre de betterave, produit localement, est mieux défendu que le sucre antillais, et la fermeture progressive du marché états-uniens aux sucres extérieurs aux territoires qu’ils finissent par contrôler directement (Porto Rico, Îles Vierges) ou indirectement (République Dominicaine et surtout Cuba). Cette prise de contrôle progressive des anciennes Antilles espagnoles par les intérêts des États-Unis, qui s’accompagnent de l’installation d’usine sucrière géante contrôlée principalement par des trusts états-uniens, dont le plus important, l’American Sugar Refining Company, dirigée par Henry Osborne Havemeyer domine presque la totalité du marché du sucre aux États-Unis et la plus grande partie de l’économie des Grandes Antilles.

Cette situation fait entrer les petites Antilles, anglaises ou françaises, dans une crise structurelle qui connaît un certain répit avec la Première Guerre mondiale qui voit le sucre de betterave ne plus être produit et les prix du sucre de canne augmenté, mais cette amélioration de la situation est brève et la crise des années 30 ouvre selon Frank Moya Pons une nouvelle période dans l’histoire de la Caraïbe qui nécessite à elle seule un nouvel ouvrage, car il s’agit de la Caraïbe que nous connaissons actuellement.

La grande force de Frank Moya Pons est sa maîtrise de la riche bibliographie sur la Caraïbe, dont il domine le versant anglophone, hispanophone, mais aussi francophone comme le montre la très complète « Bibliographie commentée » qui occupe les pages 435 à 517 de l’édition ici recensée. Tout lecteur prendra intérêt à ce livre, soit ignorant de l’histoire de la Caraïbe il en aura une synthèse claire et précise, soit déjà familier avec la matière, il y trouvera des points de vue intéressants et des choses qu’il ignore forcément. Ce livre est digne de L’Histoire des Caraïbes écrit par Eric Williams (Présence africaine, 1975) et devrait être traduite pour que davantage de lecteurs francophones en prennent connaissance.