Hugh Thomas. Cuba : La lucha por la libertad. Debate, Madrid : 2011 [première édition, Cuba : The Pursuit of Freedom, 1971]

L’histoire commence le 5 mars 1762, quand une escadre anglaise sort secrètement de Portsmouth pour s’emparer de La Havane sous le commandement de l’amiral George Pocock . Cette vaste opération amphibie qui finit avec l’occupation de la capitale cubaine pendant un an est, selon Hugh Thomas, le point de départ d’un changement majeur dans l’histoire de Cuba.

Sir George Pocock, d’après Thomas Hudson
huile sur toile, début du 19e, basée sur une œuvre de c.1761
NPG 1787

La présence anglaise ne dure qu’un an, mais cette année est mise à profit par les occupants pour réorienter l’économie de l’île, qui devient une île à sucre esclavagiste, sur le modèle de la Jamaïque. De plus, les Anglais en exportant aussi une partie du sucre produit vers les colonies anglaise d’Amérique du Nord ouvre aux Cubains un nouveau marché.

Les guerres d’indépendance en Amérique latine et surtout la révolution haïtienne puis son indépendance changent complètement la situation de Cuba qui devient le premier producteur de sucre au monde. Son essor est cependant rapidement limité par la difficulté à faire venir des travailleurs africains esclavagisés, alors que les Anglais mènent une guerre de plus en plus intense aux les navires négriers. Jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1886, cette recherche incessante de travailleurs esclavagisés pousse certains Cubains à se rapprocher des états du sud des États-Unis avant la Guerre de Sécession dans le but de maintenir cette économie. Cette période entre la fin des Guerres d’indépendance et la Guerre de dix ans (1868-1878) voit un premier âge d’or de l’économie cubaine sous le règne d’une richissime élite créole qui voit cependant ses désirs de rapprochement avec les États-Unis contrariés par l’Espagne.

La guerre de dix ans, initiée par Carlos Manuel de Céspedes un riche créole qui libère ses esclaves pour en faire une armée destinée à lutter pour l’indépendance de Cuba, fait que Cuba obtient de l’Espagne une certaine indépendance, mais Sir Hugh montre bien qu’elle vient surtout de l’incapacité des élites espagnoles à avoir une ligne claire sur le sujet de leurs dernières colonies. Face à cette indécision, les Cubains hésitent aussi entre l’indépendance, une certaine autonomie au sein de l’empire colonial espagnol ou l’intégration aux États-Unis d’Amérique. Pendant tous le XIXe siècle, ces trois lignes vont s’affronter, mais peu à peu c’est l’idée de l’indépendance qui s’impose grâce au militantisme de José Martí, apôtre infatigable de l’indépendance complète de Cuba.

L’un des intérêts du livre d’Hugh Thomas est de bien montrer les différents acteurs impliqués dans ces luttes politiques, les Cubains partagés entre plusieurs options, mais aussi les Espagnols qui hésitent entre partisans intransigeants de l’empire et de la grandeur de l’Espagne et les libéraux plus prêts à l’abandon des colonies, surtout au vu du coût du maintien de la domination coloniale, pour pouvoir se consacrer pleinement à la modernisation de l’Espagne. Et surtout, il montre la montée en puissance de celui qui va devenir l’acteur principal de l’histoire cubaine à partir de la fin du XIXe siècle, les États-Unis d’Amérique.

L’attitude à adopter envers Cuba, premier fournisseur en sucre depuis le milieu du XIXe siècle, est un objet de discussion entre divers groupes de l’élite étatsuniennes. Un premier, incarné notamment par William Randolph Hearst et Joseph Pulitzer dirigeant de groupes de presse dont les chiffres de vente augmentent à mesure que les évènements à Cuba deviennent de plus en plus spectaculaires, un deuxième groupe les rejoint, les partisans, derrière Theodore Roosevelt, d’un nouvel impérialisme étatsunien qui pourrait aussi renforcer une population amollie par l’absence d’expérience militaire depuis la fin de la Guerre Civile. Face à ces deux groupes convergeant, les politiques et notamment les administrations Cleveland et McKinley sont beaucoup plus prudents et hésitent à engager le combat avec l’Espagne.

José Martí en Jamaïque en 1892, il s’agit de son portrait le plus célèbre

Mais peu à peu, entre les nationalistes cubains qui veulent l’indépendance vis-à-vis de l’Espagne et les intérêts des patrons de presse la pression grandit sur l’administration américaine, d’autant que l’Espagne n’a plus les moyens de mener la guerre sur les deux fronts, les deux îles de la Caraïbe (Cuba et Porto Rico) et les Philippines, mais pour des questions d’honneur, l’Espagne ne peut accepter de donner ses colonies sans combattre et les derniers partisans d’une autonomie progressive de l’île, à l’image des relations entre le Canada et le Royaume-Uni, sont très minoritaires à Cuba. La guerre déclenchée par l’incident du Maine, un navire explosant le 15 février 1898 est relativement courte puisque le 12 août 1898, l’Espagne accepte un traité de paix organisant l’indépendance de l’île.

À deux reprises, les États-Unis occupent l’île, de 1901 à 1902, puis de 1905 à 1909 avec entre les deux la présidence de Tomás Estrada Palma qui malgré une image d’honnêteté que peu de ses successeurs eurent ensuite, provoque la nouvelle occupation de la part des États-Unis, auxquels, il demande d’arbitrer son conflit face à un adversaire qui refuse de reconnaître sa réélection. Avec l’amendement Platt, qui place Cuba sous protectorat étatsunien, mais sans que ces derniers assument réellement un rôle de protecteur, l’habitude de politiques cubains de jouer en permanence sur la menace de l’intervention du grand voisin du nord est selon Thomas un des facteurs qui a affaibli considérablement la démocratie cubaine et son développement. D’autant que malgré certaines réformes menées par les gouverneurs américains, qui développe les infrastructures de transport et lance une politique de scolarisation, la réforme agraire et la question de la propriété de la terre qui est encore régie par l’ancienne règle de la vecinidad où les cultivateurs ne sont pas réellement les propriétaires de la terre.

Ces réformes inabouties, liées aussi au fait, selon Thomas, que les États-Unis hésitent à assumer totalement leur rôle de gouvernant de Cuba, ne voulant pas en faire une colonie formelle, comme Porto-Rico, sans pour autant la laisser totalement libre, au risque de pénaliser les nombreux intérêts économiques qui profitent de l’île. Au même moment, Cuba, grâce à la croissance de l’exploitation du sucre connaît une période de prospérité économique qui dure jusqu’à la fin des années 1920. Cette période est connue comme la Danse des millions, mais elle s’accompagne aussi d’une corruption massive de tous les gouvernements et d’une croissance de conflits ouvriers, alors que le syndicalisme se structure. Le gouvernement de Gerardo Machado atteint un sommet dans la corruption et se rapproche de plus en plus des régimes autoritaires en pleine ascension en Europe.

Ces tensions sont exacerbées par une vague d’attentat terroristes commis par la société secrète ABC. Cette agitation qui finit par gêner les états-uniens eux-mêmes qui essayent de trouver une alternative à Machado. L’ambassadeur Summer Welles, ami personnel de Franklin Delano Roosevelt cherche alors à réunir l’opposition pour trouver une alternative à Machado, sans compromettre les intérêts économiques de son pays. Ces efforts n’aboutissent pas alors que Machado veut se présenter aux élections de 1936, finalement un gouvernement provisoire, dirigé par Carlos Manuel de Céspedes y Quesada se met en place alors que Machado s’enfuie à Miami en août 1933. Cette révolution ne répond pas aux attentes de réformes profondes demandées par les classes moyennes et les plus modestes, en particulier à partir du moment où Ramón Grau devient président, mais les quelques avancées exaspèrent les anciens partisans de Machado, très présents parmi les officiers supérieurs. Un soulèvement de ces derniers, qui s’emparent du tout nouveau Hotel Nacional pour renverser le gouvernement. Des officiers subalternes, les sergents, menés par le charismatique Fulgencio Batista reprennent le contrôle de l’Hotel et s’imposent comme les nouveaux dirigeants. Ils sont aidés en cela par les États-Unis qui se refusent à intervenir directement à Cuba, tout en cherchant en permanence à maintenir leur tutelle indirecte sur Cuba.

Finalement, Fulgencio Batista devient le véritable dirigeant de l’île tout en faisant élire des présidents à sa solde. Il profite du redressement de l’économie américaine grâce au New Deal puis à la Seconde Guerre Mondiale pour mener quelques réformes sociales, il obtient ainsi le soutien des syndicats, mais aussi des communistes cubains. De plus, il cultive sa popularité auprès des classes les plus modestes, en particulier les noirs et les mulâtres en mettant en avant son propre métissage. La corruption généralisée ne cesse cependant pas, malgré les promesses de rupture avec l’ordre politique ancien que promet la constitution de 1940 votée sous l’impulsion de Batista. Face à cela, un nouveau courant politique mené par Eduardo Chibás s’impose peu à peu comme le contempteur le plus virulent du régime corrompu du président Carlos Prío. Ce nouveau courant, appelé Parti du peuple cubain ou plus couramment orthodoxe, s’appuie sur le talent de tribun de son fondateur qui toutes les semaines dénonce les injustices et la corruption dans un programme radiophonique extrêmement populaire. Le suicide de Chibás en direct à la radio fut un choc alors que beaucoup pensaient qu’il gagnerait l’élection de 1952 contre Prío. Un certain nombre des opposants à ce dernier se tournent alors vers Batista qui se préparait lui aussi à la prise du pouvoir.

Le coup d’état de Batista qui se fait pratiquement sans effusion de sang le 10 mars 1952 ouvre une nouvelle ère dans le livre de Thomas. En effet, pendant presque autant de pages qu’il en a consacré aux cent-quatre-vint-dix ans précédents, l’auteur se focalise sur le personnage essentiel de Cuba de 1952 à 1971, l’alors jeune militant orthodoxe, Fidel Castro Ruz. Pour peindre Castro, Thomas, montre les mêmes qualités qu’il a pu montrer tout au long de son livre, un goût de la nuance et de la précision qui s’éloigne autant de l’hagiographie que de la diabolisation. Fidel Castro est issu d’un milieu rural favorisé, il montre rapidement de grande qualité intellectuelle, mais surtout son charme, son assurance, sa prestance en font rapidement un chef charismatique capable de s’attacher fidèlement de nombreux compagnons.

Fidel Castro en 1959

Hugh Thomas décrit par le menu la geste castriste, de l’attaque de la Moncada à l’entrée à la Havane et ne cache pas l’opportunisme de Castro, sa capacité à changer d’opinion en fonction de ses intérêts. Idéologiquement, il montre bien que d’abord entrer en politique dans les milieux proches de Chibás et du parti orthodoxe, Castro est surtout un admirateur de Martí dont il peut réciter par cœur des passages entiers. Son chemin vers le communisme fût long et tortueux et n’intervint qu’après la prise du pouvoir en 1959. Thomas rend compte de cette anecdote durant le voyage de Castro aux États-Unis en 1959, où après avoir été auditionné par Gerry Droller, le plus grand spécialiste de la CIA dans la lutte contre le communisme en Amérique Latine, ce dernier déclare : « Non seulement Castro n’est pas communiste, mais c’est même un anticommuniste forcené. » (p. 958).

Cependant, plus que les actions de Cuba et de Bastista sur le sol Cuba, c’est surtout l’indécision des États-Unis sur la façon d’agir à Cuba et plus préoccupée par ses enjeux internes immédiats que par une vision à long terme de la relation entre eux et Cuba. Un bon exemple est montré lors du débat présidentiel entre Robert Nixon, à cette époque vice-président d’Eisenhower et le sénateur John Kennedy. Ce dernier fut particulièrement intransigeant contre Castro qui venait d’arriver au pouvoir, pour éloigner l’idée d’une complaisance supposée envers le communisme et l’Union soviétique alors que Nixon qui encourageait fortement l’opération qui allait mener au débarquement raté dans la Baie des Cochons montrait une certaine retenue dans la lutte contre Castro, justement pour ne pas compromettre l’opération.

Pareillement, l’affaire des fusées qui est un véritable point de rupture entre Cuba et les États-Unis s’est joué pour l’essentiel en dehors de Cuba. Thomas revient sur l’ensemble des processus qui ont conduit à la crise puis à sa résolution. Il montre bien qu’il s’agissait plus d’une reconfiguration des rapports entre les États-Unis et l’Union soviétique qu’un problème de relation entre les États-Unis et Cuba, même si c’est ce dernier qui au final en payer le prix le plus lourd.

Sur la situation à Cuba elle-même, C’est une peinture très fine de la situation socio-économique du pays et notamment de la mise au pas économique qui se joue petit-à-petit entre un état « révolutionnaire » qui renforce sans cesse son contrôle et un secteur privé qui n’est pas au début entièrement hostile au nouveau pouvoir, comme le montre très bien l’attitude de Julio Lobo, homme le plus riche de Cuba à l’époque. Il y a aussi le long rapprochement entre Fidel Castro et le Parti communiste cubain, dont on se rend compte qu’il n’avait rien d’évident. Au final, nous avons un bilan assez nuancé des premières années du régime castriste dont Thomas montre bien les apories fondamentales, son désir de se libérer de l’industrie sucrière, tout en se liant de plus en plus à un bloc soviétique qui lui demande au contraire de se consacrer toujours plus à cette mono-culture.

Dans l’édition ici présentée, Hugh Thomas a ajouté un post-scriptum sur l’évolution de Cuba après 1971 et notamment après la chute de l’Union soviétique en 1991 et des difficultés qu’elle a engendré pour l’économie cubaine. Sans les minimiser, il signale cependant, que pratiquement pour la première fois de son histoire, Cuba peut agir sans dépendre d’un « parrain » ou d’une métropole. Et c’est effectivement une nouveauté tant il nous a montré que pendant toute son histoire, Cuba, au final, a toujours vu son sort décidé par d’autres que par les Cubains eux-mêmes. Même si cet ouvrage d’Hugh Thomas est un peu daté, il reste néanmoins d’une grande pertinence pour comprendre la situation cubaine, même après la mort de Fidel Castro et l’effacement de Raúl du devant de la scène. En dehors du fait qu’il ne tombe ni dans le castrisme idolâtrique ni dans le dénigrement systématique, il est difficile de comprendre pourquoi ce livre n’a jamais été traduit en français plus de cinquante ans après sa première parution en anglais.